Ces derniers temps, Jean-Louis Murat est d’humeur taquine. Après le Polly Jean EP de cet été, où il faisait abondamment « son Charlemagne » (pour les non-initiés au langage muratien : « faire l’idiot »), il affuble son album live d’un néologisme aussi peu ragoûtant que « Muragostang » (sic). Insistance sur le télescopage entre « Mustango » et « Murat » ? C’est à voir… Autant Mustango a été unanimement acclamé, d’événement Télérama en « album du siècle », autant la tournée qui a suivi a dû en dérouter plus d’un. C’était même assez amusant, d’une date à l’autre, de voir les réactions, plus ou moins polies, dans les salles face à ce que proposait Murat : chaque soir, on entendait une relecture tout à fait fluctuante des chansons de Mustango lorgnant clairement vers l’électronique et l’expérimental. On voyait alors quelques tempes grises quitter rapidement la salle, laissant Jean-Louis à son bazar technologique abscons.

C’est qu’il le cherche un peu, l’animal… Pendant les concerts, comme sur cet album, aucun espoir d’entendre les vieux titres de Murat. Il préfère encore jouer des titres inédits (Washington, Ami, Amour, Amant) plutôt que de brosser son public dans le sens du poil. Du passé, il ne restera que quelques chansons de Dolores qu’il a choisi d’écarter sur ce disque. Poussant cette logique jusqu’au bout, Murat expédie Jim, le presque tube de Mustango, à chaque ouverture de concert pour passer ensuite à une réinterprétation jazz-électronique-expérimentale des titres les plus récents. De fait, ce double live est à considérer comme un document : il rend compte de ce à quoi ressemblait Murat sur scène en mars 2000. On est loin du traditionnel « best of » que les artistes de variété servent habituellement en live et qui, pour faire bonne figure, affublent la plupart des titres de solos poussifs assénés par des musiciens de studio cachetonneurs.

Pendant la tournée, Murat indiquait écouter Karma de Pharoah Sanders. L’explication (l’inspiration ?) se situe sans doute de ce côté-là, même si la comparaison en froissera plus d’un. En effet, ici, les morceaux les plus familiers s’étirent en thèmes libres, s’émancipant toujours plus du strict format couplet/refrain. On aboutit ainsi à un Nu dans la crevasse enfin débarrassé de ses horribles chœurs gospels, dépassant les quinze minutes. Murat éclate la formule originale de ses chansons à coups de vocoder, échantillonneurs et samples divers (dont Jean Genet, sur Polly Jean). On assiste parfois à de convaincants raccourcis où Murat mêle Terre de France ou Le Baiser à un Bang Bang dilaté, inaugurant des télescopages mid-tempo. Ici, Belgrade, présent en deux versions, se trouve agrémenté d’un intermède free au piano et de quelques couplets en patois auvergnat. Plus tard, sur Les Hérons, les claviers, en pleine apesanteur, font inévitablement penser au Robert Wyatt de Dondestan. Les morceaux s’enchaînent, prenant des figures toujours plus étranges ou intenses, au fur et à mesure qu’elles s’échappent de la scène transformée en laboratoire : chaque musicien intervient dans le « happening » provoqué par chaque chanson. Ici ou là, on devine Murat s’évertuant à déstabiliser ses compagnons.

Le temps est loin du jeune homme timide des années 80 qui brandissait le crucifix dès qu’on lui parlait de faire de la scène. Aujourd’hui, Murat tourne définitivement le dos à l’option Manset et tient allègrement la scène deux à trois heures d’affilée, lorsqu’il s’y trouve bien. Il peut même faire le cabot (un peu trop ?) comme sur le fragile Mont sans soucis qui devient le Mont sans saucisses. Laissant libre cours à son attirance naturelle pour les épanchements et le lyrisme, il s’y trouve enfin à sa place et peut-être même encore plus en phase avec lui-même qu’en studio désormais. Les incarnations actuelles de Murat donnent envie de voir s’il va continuer, à l’avenir, à défricher toujours plus. On voudrait le voir vieillir, tel un Léo Ferré pop, et nous fournir un morceau-album de la trempe de Et Basta !… Faut-il voir un signe prémonitoire dans la persistance mise par Murat à reprendre du Ferré sur scène ? On aurait aimé un triple CD rien que pour entendre sa version de Richard surpassant l’original. S’assurant ainsi de l’assentiment du glorieux aïeul, il emprunte, tout comme lui, une voie se situant délibérément à la jonction du rock, de la pop et d’une variété cessant enfin de rimer avec médiocrité.