Avec Madame Deshoulières, Jean-Louis Murat assoit définitivement l’image d’artiste libre de tout carcan qu’il a réussi à se forger depuis quelques albums. Le cas de l’homme du Puy-de-Dôme, on le sait, est assez unique ; il reste assimilé à « la Variété » mais prouve ici , s’il en était encore besoin, qu’il est souvent plus aventurier et « expérimental » que ses collègues français toutes catégories confondues…

Mais venons-en au fait. Murat serait victime d’un envoûtement provoqué par une précieuse du XVIIe siècle ; celle-là même qui lui aurait, de l’au-delà, suggéré de choisir Isabelle Huppert pour incarner son propre rôle : Antoinette Deshoulières. L’anecdote est aussi séduisante que cet ovni qui arrive aujourd’hui sur nos platines : entre musique baroque et actuelle, les 17 titres (dans l’ensemble assez courts, ce qui est inhabituel) de ce nouvel opus témoignent de la rencontre intellectuelle et sensuelle, par-delà les siècles, entre Jean-Louis Murat et Antoinette Deshoulières. Il aura suffi pour cela d’utiliser quelques artifices techniques (une machine à voyager dans le temps ? dans le texte ?) qui permettent d’assister, ému, à cette promenade ou ce badinage entre la poétesse et le troubadour qui oscillera entre échanges, retraits méditatifs et confidences entre deux draps. Fonctionnant sur un court scénario dont on n’a plus qu’à inventer les images, cet album s’apparente peu au traditionnel recueil de chansons mais plus sûrement à un seul et même titre passant par plusieurs phases. Dès lors, dès que les protagonistes se sont enfin trouvés (Je vous attendais) au milieu des vents intersidéraux, le sujet est annoncé : Soyez inexorable, puisque « l’amour est inévitable ». Le voyage imaginaire peut alors commencer : on guettera des conseils pour jeunes filles (« un amant sûr d’être aimé cesse toujours d’être aimable… ») ou pour se garder de l’amour (Contre l’amour) et de beaux passages méditatifs comme le magnifique Ode à Climène (seule chanson au format long) qui tourne autour du personnage récurrent d’Iris, ce qui accentue l’esthétique à la Ronsard des poésies de Deshoulières.

L’adéquation entre Murat et Deshoulières est telle que l’on évite la sèche et scolaire adaptation de texte pour découvrir deux âmes parlant d’une même voix : Maudit talent, où Deshoulières se désespère d’être surtout « habile » et de n’écrire que des vers, semble être une supplique de l’Auvergnat : « Rien n’est important, j’écris des chansons comme on purgerait des vipères ». Inversement, Les Carrosses, réflexion très colorée par la Raison, est un texte de Murat qu’il serait aisé d’attribuer à Deshoulières (« Tout dans le cerveau, Madame… 10 milliards de carrosses… Chaque seconde… 10 000 idées dans chaque carrosse… »). Isabelle Huppert est parfaite dans son rôle, admirablement dirigée par Murat qui, décidément, laisse de plus en plus libre cours à ses velléités de cinéphiles : chante-t-elle vraiment ? Nul ne sait. Son chant ressemble à une voix perdue dans le temps et qui fredonnerait, au coin du feu, comme à la veillée.

Ce disque qui avait tout pour être un naufrage parvient à maintenir un cap inconnu et inédit : en mêlant des éléments modernes (électricité, voix filtrées, bruits urbains…) aux sons baroques (épinette, clavecin, luth, viole de gambe…). Murat, en plus d’innover, évite l’écueil du pastiche et de la carte postale. C’est à peine si on s’étonne, au moment où les protagonistes doivent se séparer, du ton léger employé par Antoinette (« C’était sympa ! ») dont Murat feint de s’offusquer (« Vous parliez ainsi au XVIIe !? »). Au final, on pourra inclure Madame Deshoulières au sein d’autres bizarreries déjà répertoriées chez nos chers défunts : le Melody Nelson de Gainsbourg pour l’ambition musicale, Et Basta ! de Ferré pour le conte au creux de l’oreille et surtout La Mort d’Orion de Manset (ah ! il n’est pas mort ?) pour l’escapade entre BD, SF et littérature. Murat, en poète courtois, a poussé le jeu jusqu’à faire rééditer et préfacer les beaux textes d’Antoinette Deshoulières que l’on conseillera à tous les amoureux, et en particulier aux amoureux de Louise Labbé.