La première question que se pose l’auditeur, lorsqu’il découvre cet album étrange constitué de 31 petits instrumentaux -dont un seul excède 2 minutes- signés J. Dilla alias Jay Dee, c’est : à qui Stonesthrow pense s’adresser en sortant ce genre de disque ? Oui, à qui, alors qu’il n’y a ici aucun hymne susceptible d’animer les dancefloors ou d’enchanter les radios ; aucun rap flamboyant pour satisfaire les puristes du Mcing ; tout au plus quelques croquis de beats et de boucles enchaînés à la sirène façon mixtape et qui, correctement développés sur quatre minutes, pourraient donner de vrais morceaux sur lesquels viendraient poser les potes rappers ou chanteurs de Dilla : Common, Q-Tip, les Roots, D’Angelo… Ou, mieux, un MF Doom lui aussi habitué de ce genre de compilations instrumentales avec ses Special herbs, vol. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 (etc.), et dont on sait qu’il passe de temps en temps par Stonesthrow pour voir ce qui s’y passe -et poser à l’occasion un Madvillainy resté dans toutes les mémoires leftfield. Alors, à qui ? Sans doute aux mêmes à qui s’adressait déjà BBE lorsque le label anglais inaugura avec Jay Dee sa série Beat classics, pour un Welcome 2 Detroit un peu plus roboratif, musicalement comme au niveau des notes de pochette, mais qui n’échappait pas lui non plus à ce sentiment de frustration avec lequel on ressort de l’écoute de ces Donuts.

Frustration d’autant plus grande que, depuis la parution de ce disque, on a compris pourquoi Stonesthrow l’a sorti : début février, le label a annoncé le décès du producteur de Detroit, des suites de la maladie pour laquelle il avait déjà dû se faire hospitaliser pendant deux mois l’année dernière (c’est d’ailleurs là-bas, sur son lit d’hôpital, qu’il a produit l’essentiel de ces beats). Et ces Donuts deviennent alors pour l’éternité ce à quoi ils ressemblaient en première instance : le brouillon d’une oeuvre future à jamais perdue. Et on réécoute ces morceaux, non plus comme des promesses, mais comme des regrets : parce qu’ils démontrent la variété des goûts de Jay Dee, entre le sampling énaurme de Light my fire et la géométrie électronique de The Factory, le rétro-psychédélisme bouillonnant de Lightworks et le délire final à la Lord Quas de Mash et Glazed, ou encore les langueurs lascives de Hi. Il y a là plusieurs esquisses qu’on aimerait bien entendre étendues sur un maxi, comme ce Two can win presque entièrement prêt à l’usage, ou Time : The Donut of the heart, qui n’attend plus que Common vienne poser.

Mais on y trouve aussi des boucles sans grand intérêt (One eleven, Dilla says go), quelques samples un peu trop paresseusement entremêlés (Don’t cry), ou alors un peu trop faciles (Geek down, 573e morceau échantillonnant ESG, tout juste sauvé par son écho de guitare psyché), et des facilités de production surfant sur l’air du temps -oui, on entend des voix pitchées, sur ce One for ghost jeté au plus consistant des soldats du Wu-Tang (le site de Stonesthrow indique que la rencontre a bien eu lieu, on le vérifiera donc dans quelques temps sur le nouvel album du bonhomme). Il serait hâtif de juger l’héritage de Jay Dee à l’aune de ce document, qui est à peu de choses près la photographie de sa table de travail le jour de sa mort, et guère plus ; mais c’est aussi le dernier album d’un producteur qui n’a jamais vraiment réussi à donner la pleine mesure de son talent sur la foi d’un LP, quoi qu’en pensent ses aficionados en bonnet de laine : son Jaylib avec Madlib ne valait ni The Unseen qui l’a précédé, ni le Madvillainy qui lui a succédé ; les deux disques de Slum Village versaient trop dans la mollesse jazzy pour véritablement convaincre ; et ses meilleurs productions sont éparpillées ici ou là, chez The Pharcyde (l’intemporel Runnin’), Common, De La Soul ou D’Angelo. Reste Welcome 2 Detroit, son premier CD solo, qui paradoxalement n’était jamais aussi convaincant que lorsque Jay Dee délaissait ses atavismes jazzy pour plonger dans la vulgarité digitale de Big booty express, démontrant une nouvelle fois que c’est bien le bon goût qui est le pire ennemi du rap.

Mais il n’est pas encore temps de faire des bilans puisque, apparemment, la discographie de Jay Dee n’est pas définitive : Stonesthrow annonce encore deux nouveaux albums (The Shining et Jay love Japan) ainsi que de nombreuses collaborations (outre Ghostface Killah, sont notamment évoqués Madlib, Busta Rhymes, Turth Hurts, Doom…) ; et ce disque se termine lui-même… sur un début (Donuts (intro)), après s’être ouvert sur une conclusion (Donuts (outro)). Quelle meilleure manière de dire que, malgré la mort de Dilla, son histoire continue ?