Les nombreux aficionados du « Standards Trio », dans les discothèques desquels s’alignent la collection presque complète des albums enregistrés par Keith Jarrett et ses deux acolytes, se demanderont peut-être s’il est tout à fait justifié de se mettre celui-ci aux oreilles et de l’ajouter aux autres. Ils auront à la fois raison et tort : raison parce qu’au regard des merveilles dont nous a abreuvé Jarrett tout au long des vingt dernières années, The Out-of-towners n’offre rien qui permette de le placer au-dessus des autres ou de le dire exceptionnel ; tort parce qu’au regard de l’immense majorité des disques en trio parus ces derniers temps, celui-ci s’impose comme un nouveau bijou, impeccable d’élégance, de science du jeu et d’émulation collective. C’est en juillet 2001, au State Opera de Munich, qu’ont été captées les sept pistes du disque ; une ville que Jarrett connaît bien, puisque c’est le repaire du label de Manfred Eicher et qu’il y a déjà enregistré plusieurs albums, en solo (on en trouve un extrait dans les Concerts de 1982) ou en trio (Still live, en 1986, au Philarmonic Hall). Six standards et une improvisation originale éponyme au menu, d’un standard immortalisé par Billie Holliday en ouverture (I can’t believe that you’re in love with me) au Five brothers de Gerry Mulligan en passant par Cole Porter (I love you, thème rendu légendaire par Coltrane dans Lush life) et You’ve changed, de Fischer et Carey : classe, délicatesse, facilité, entente et même prise de son, tout touche ici à la perfection, avec une grâce seigneuriale qui fait décidément des interprétations de Jarrett, Gary Peacock (contrebasse) et Jack DeJohnette (batterie) « le standard pour toutes les autres formations », ainsi que n’a pas hésité à l’écrire le journal Down beat. On pourra simplement regretter que les deux partenaires du pianiste paraissent légèrement en retrait (Jarrett ouvre et clôt d’ailleurs le concert seul), encore que les solos de Peacock sur You’ve changed et de DeJohnette sur I love you (un jeu de cymbales à tomber par terre) laissent à penser qu’il ne s’agit que d’une impression, et, peut-être, le sentiment de déjà-vu de certains passages, même si on ne rechigne pas à revoir mille fois un spectacle de ce calibre. The Out-of-towners, cependant, fabuleuse improvisation de près de vingt minutes sur une base bluesy simplissime scandée par les tambours d’un DeJohnette survolté, rompt génialement le déroulement un brin sénatorial de l’album et vient montrer que les trois maîtres savent encore groover et faire circuler le sang dans les jambes avec plus de punch que des garnements dont ils pourraient être les grands-pères.