Depuis qu’il a servi d’argumentaire théorique au journaliste David Keenan pour pondre son concept de « pop hypnagogique », James Ferraro semble être devenu l’Ubik de la musique de notre temps. Littéralement, d’abord, puisqu’entre les formats (CD-R, cassettes, LPs) et les side-projects (Skaters, 90210, Lamborghini Crystal…), il a publié plus de quarante albums ; par truchements psychiques, ensuite, via la musique d’un nombre incalculable de musiciens traumatisés par son œuvre (de Oneohtrix Point Never à toute la galaxie Not Not Fun, pour ne citer que les plus évidents).

Comment expliquer pourtant qu’un énième freak fétichiste des déchets culturels des années 80, débarqué de la niche noise DIY et dont la plupart des oeuvres ont été couchées à la va-vite sur un quatre-pistes défectueux, soit devenu l’épitomé musical contemporain ? Aussi curieux que cela puisse paraître pour qui n’a jeté qu’une oreille distraite à ses productions cradingues, il y a une minutie, une rigueur onirique dans les évocations de Ferraro qui ne s’entend nulle part ailleurs. Plus qu’un commentateur grimaçant de l’hyperréalité généralisée, l’Américain en érige des simulacres plus vrais que nature dont on peut certes questionner l’essence curieusement redondante, mais jamais la conformité. Absolument fasciné par l’étrangeté totale du monde moderne contemporain, il semble s’être fixé pour but d’en faire ressortir les beautés immanentes et (peut-être) interroger la manière dont elles agissent sur nos psychés. C’est particulièrement flagrant sur non nouveau Far side virtual, qu’il a passé un peu plus de temps à élaborer et à enregistrer que d’habitude et dont les sonorités synthétiques cristallines ramènent immédiatement aux utopies génériques de la télévision du début des années 90. James Ferraro dit ainsi avoir eu l’idée du disque dans un bar lounge de Los Angeles, en observant un individu aux cheveux bleus qui buvait un smoothie à 30 dollars sous la lumière blanche d’un alignements d’écrans plasma géants, un iPod dans une main, un Blackberry dans l’autre…

Sorte de mausolée muzak dédié à toutes les musiques accidentelles de nos vies génériques, Far side virtual tente d’en reproduire à la fois les surfaces et les effets : effets sonores de Windows et OS X, sonals d’accueil chez Starbucks ou à l’Apple Store, générique d’une publicité pour le magasin de bricolage ou de microinformatique local, Ferraro a tout recomposé de mémoire en bidouillant une batterie de synthés pouraves mais ses recréations son saisissantes. Sont ainsi recréées devant nos oreilles ébahies un métavers type Second life (Linden dollars), les malls de Dubaï (Dubaï dream tone), la vie sur Internet (Google poieses), la culture de masse (Global lunch) et un panneau solaire en forme de sourire bienveillant, si immense qu’on pourrait l’apercevoir depuis l’espace (Solar panel smile). Sans jamais céder à l’ironie ou à la désobligeance, Ferraro réussit même à faire passer ses mini-symphonies MIDI de l’autre côté du miroir et à les rendre à la musique tout court. Passé l’outrage de la première écoute, certainement crédules, on se prend ainsi à siffloter en boucle ces aubades allègres et faussement insipides comme on sifflotait les mélodies des Residents, époque The Tune of two cities. Sublime et ignoble à la fois, Far side virtual rend heureux, inexplicablement. De là à penser qu’il est déjà trop tard…