Antigravity est le résultat de la conjonction entre trois personnalités (lire notre interview) qui n’ont jamais refréné leurs ardeurs en matière d’exploration des marges. Peu soucieux de se conforter dans l’air du temps ou de convoiter l’efficacité pop, le trio élabore une forme de musique polymorphe, guidée par l’intuition et l’indéterminisme. Synthèse entre post-punk, musique concrète et jazz ectoplasmique, Antigravity pose les jalons d’un non-genre qui fait appel à des résurgences du passé, ou plus exactement des rémanences. Le trio s’immisce à pas de loup dans territoire des ombres: danse de morts-vivants qui célèbre des vies antérieures, jubilé à la mémoire des âmes errantes, élégie funèbre emplie d’une volupté glaciale (dédiée à la mémoire du grand Jacques Thollot, compagnon de route disparu). Et surtout, il ressuscite la trompette ensorcelante de Jac Berrocal, ses murmures chuintés qui font dresser les poils dans la nuque et sa présence magnétique qui s’est faite si rare.

Passé à la postérité avec le cultissime « Rock n Roll Station » enregistré avec Vince Taylor, Jac Berrocal est l’un de ces musiciens de l’ombre dont la carrière est jalonnée de splendeurs délétères, d’excentricités free-punk (notamment au sein de Catalogue, avec les non moins légendaires Pauvros et Artman) et de collaborations sans garde-fous avec des musiciens de tous horizons. Sacré personnage que ce Berrocal, croisement entre Bogart (pour l’élégance impériale), Artaud (pour la poésie possédée) et Alan Vega (pour l’attitude rock’n’roll) qui s’est même fendu de quelques apparitions au cinéma, notamment chez Mocky.

Revenu du free-jazz et de la guerilla industrielle (Suicide, Throbbing Gristle et Nurse With Wound sont passés par là), « abonné aux fissures et aux fentes palpitantes », Berrocal n’a pas jeté les armes et poursuit sa quête chamanique dans un périple ouvert à toutes les latitudes: de Riga (“Riga Centraal”) à Bali (“Panic in Bali”) en survolant la baie d’Hudson (“Nanook”) avec une étape dans les contrées ibériques (“Spain”) ou maghrébines (“Ife l’Ayo”). Dans ce creuset de réminiscences d’un monde miné par les guerres et la crise économique, on distingue ci et là les thèmes résiduels d’un jazz qui n’a plus de jazz que le nom, sussurrements de trompette bouchée qui convoquent les fantômes de Miles Davis, Don Cherry ou Chet Baker. S’entrouvre alors la porte d’un boudoir imaginaire, où le trio traque une poésie tantôt joviale ou lugubre.

En sus de la guitare électrique et des oscillations de synthétiseur modulaire, les maîtres d’oeuvre David Fenech et Vincent Epplay agrippent tout ce qui leur passent par la main, qui un accordéon liquéfié en drone, qui un doudounba ou un senza. Aussi discordants et hétérogènes soient-ils, les éléments épars mis en branle par le trio s’agrègent et s’entremêlent avec douceur et limpidité, privilégiant la lame de fond spectrale à la cacophonie free. Les riffs de Fenech se dissolvent dans un essaim de réverb’ tandis que les feulements de Berrocal subissent les assauts d’une giboulée d’infrabasses et d’ondes frémissantes prises en main par le sound artist Vincent Epplay.

Folklore imaginaire à la Aksak Maboul (“Tsouking Chant”, “Ife l’Ayo”) ou kinesthésie industrielle (“The Overload”, “Nanooks”), le disque voyage dans les arcanes de la mémoire, jouant avec les effets de déja-vu et de déphasage à l’intérieur d’une forme en elle-même totalement inédite, où les instruments sont malaxés à l’envi dans une glaise électronique. Usant d’effets sonores tout à tour low-fi ou d’une infime précision, le disque fourmille de détails, de textures et de contrastes qui se révélent au fil des écoutes, sans susciter la moindre lassitude.

« Les humeurs s’aiguisent » sur le bonus track  (joliment intitulé “L’essai des suintes ou le bal des futaies”, un titre que n’aurait pas renié Julien Gracq) où la  prosodie de Berrocal est soutenue par des percussions obsédantes : ici recommence alors le monde, après le déclin de la civilisation. Le temps se suspend et l’ensorcèlement sonore ne prend fin que lorsque s’éteignent les derniers feux, laissant place à une aube froide et bleuâtre. Comme au lendemain d’une corrida sans vainqueur dans une arène dépeuplée, entourée de ruines immémoriales.