Tu sors Mobilisation Générale, une compilation de morceaux engagés enregistrés au début des années 70 en France, dont le style évolue entre le jazz et le progressif… Comment en es-tu venu à t’intéresser à ce continent musical à peu près inconnu ?

De la même façon qu’à chaque fois que je fais de la réédition, dans un esprit un peu didactique, pour surprendre les gens. C’est ce que j’avais fait avec Wizzz, qui avait aussi ouvert une brèche, même si au début tout le monde me crachait à la gueule en me demandant ce que c’était que ces merdes… Finalement la plupart des morceaux sont devenus des classiques ! Aujourd’hui les gens pensent qu’on connaissait ces morceaux depuis toujours, mais ce n’est pas vrai, s’il n’y avait pas eu cette compilation (avec quelques autres, comme Ils sont fous ces gaulois ou Swinging Mademoiselles) ces morceaux seraient restés dans les oubliettes où ils étaient… Quand j’ai fait BIPPP, pareil : maintenant tout le monde se pignole sur le minimal-synth, le synth-wave, tout le monde écoute ça et trouve ça formidable, mais quand j’ai sorti la compile (il y a déjà huit ans, t’imagines… huit ans, c’est énorme) tout le monde rigolait, genre « qu’est-ce que c’est que ces trous de balle qui font pimpon-pimpon sur leurs synthés à deux francs cinquante »… Moi tu sais, je suis là pour faire de l’exhumation, c’est ça qui m’intéresse dans la réédition. Et aussi repousser les limites des gens, les confronter à des musiques qu’ils ne connaissent pas forcément bien, et me délecter de les voir se surprendre à aimer. Mobilisation générale, y’a plein de gens qui sur le papier n’aiment pas ça, pensent que c’est dégueulasse, et trouvent ça super quand ils écoutent. La réédition, c’est pas juste rééditer des trucs que j’aime bien, sinon tu vas chez toi, tu prends tes cent meilleurs disques et tu les ressors. Et ça ne sert pas à grand chose.


Là pour le coup, personne ne s’était encore vraiment penché sur ce genre de morceaux…
En français pas vraiment, mais c’est ce qu’ailleurs on appelle le « spirit jazz », une sorte de jazz assez déconstruit, qui s’affranchit des règles qu’imposait le jazz un peu scolaire… Certes il y avait eu le free jazz, mais à un moment donné ça a sombré dans un truc un peu trop intello. Le spirit jazz, c’est plutôt des mecs autodidactes, à une époque où le jazz était essentiellement une affaire de spécialistes, un truc très sérieux, fait par des mecs sérieux.

Et alors, c’est une mine ou les enregistrements sont rares ? Il y a de quoi faire plusieurs compilations ?
C’est ultra-rare. Surtout que ce sont des disques aux propos assez engagés, sur fond de Larzac, de l’usine Lip, toute cette espèce d’utopie des années soixante, qui marquent pratiquement la naissance de l’altermondialisme, avec un côté moitié anar, moitié de gauche, un mélange de la campagne et de la ville, des mondes ouvriers et paysans, un espèce de truc où tout le monde s’amalgame… la compile documente ça. Donc non, il y a eu peu de choses, les disques sont hyper rares. Ceux qui ont été insérés dans des espèces de fanzines antimilitaristes, tu peux te lever tôt avant de les trouver. C’est aussi l’intérêt de faire de la réédition, aller vers des choses un peu obscures, même s’il y a des trucs comme le morceau de Brigitte Fontaine qui sont moins rares. Le reste, tu peux aller sur Google et le taper, y’a rien qui va sortir. Moi, je me suis fait aider, parce que là je touche à mes propres limites musicales. Je connais beaucoup la musique, et dans beaucoup de genres dès lors que c’est alternatif, mais à un moment donné si tu veux faire des choses vraiment excellentes tu as besoin du relais de gens qui sont des brutes dans leurs domaines. Ici, j’ai reçu l’aide de Julien, de Digger’s diggest, très très gros collectionneur de disques et notamment de ce genre de musiques.

http://www.youtube.com/watch?v=nPHMsYooRCc

En octobre, tu sortais PAINK, une compilation de morceaux de punk français des années 77-82… C’est curieux parce que dans l’histoire du rock qu’on se raconte tous, le punk constituait une réaction au rock-prog et aux hippies, comme le nihilisme répondait à l’utopie. En quoi cela fait fait sens pour toi de mener de front ce travail de réédition de deux mouvements que l’on dit ennemis ?
Pour moi ce sont sensiblement les mêmes mecs, en termes d’esprit et de mentalité. Ce sont des gens en colère, qui ont la rage, et qui sont dans une certaine idée de la lutte. Après, la lutte est plus militante dans Mobilisation Générale, moins dans l’instinct que sur Paink, qui fait valoir une énergie plus primitive…Mais pour moi c’est les même chose, les mêmes mecs. Certains de ceux qui sont présents sur Mobilisation générale ont fait du rock avant de faire du jazz. Un mec comme François Tusques a une manière de faire du jazz extrêmement DIY, à l’arrache, très punk. Je ne vois pas d’opposition indépassable entre les deux compiles parce que je ne me pose pas ces questions là. Le rock, le punk, c’est juste une façon de faire les choses : mais la manière dont sonnent ces choses est totalement subsidiaire et secondaire. C’est pas ça qui fait l’essence même du punk ou du rock’n’roll, que ça sonne de telle ou telle façon… Bon, plein de gens ne partagent pas ce sentiment. Moi par exemple, je suis persuadé de faire un label très rock’n’roll, mais beaucoup pensent au vu de ma ligne artistique que ce n’est pas le cas… Donc bon, chacun sa perception des choses. Après, tu as aussi plein de gens qui ont leurs certitudes par rapport à ces choses, moi je n’ai aucune certitude, surtout en musique. Je suis dans la recherche tout le temps. C’est ça qui m’intéresse, et pas de me dire « ouais le rock’n’roll c’est comme ci, c’est comme ça », ça j’en ai rien à foutre.

Globalement, Mobilisation générale est hyper bien reçu. Après ça va prendre du temps, mais c’est toujours long… Quand j’ai sorti BIPPP ça a pris du temps avant que les gens assimilent – pareil pour WIZZZ. Mais je suis serein, je sais que cette compile deviendra un classique. Les gens y viendront. Moi j’adore quand des gens du milieu garage ou rockabilly viennent me voir et me disent que le disque est mortel, alors qu’il n’ont JAMAIS écouté ce type de musique. Quand on me dit ça, ma mission est réussie, ça veut dire que le mec je l’ai nourri, cérébralement parlant, je l’ai ouvert à autre chose, et du coup il est un peu moins obtus, un peu moins con. C’est pour ça que je fais les choses.

En 2013, tu as aussi sorti 4 albums (Frustration, Catholic Spray, The Feeling Of Love, La Femme), trois rééditions (Clothilde, Rob Jo Star Band, François de Roubaix), et un 45 tour (Alex Rossi). Quelles sont tes plus grosses satisfactions ?
D’abord Frustration, avec un disque qui était très attendu et qui a plu. Et puis c’est un groupe qui rend contents les gens, t’as qu’à voir ce qui se passe aux concerts, les gens sont dingues. C’est cool un groupe qui crée une telle hystérie. Ensuite, La Femme… Bon, là aussi ça m’a été beaucoup reproché, par tout un tas de gens… Mais les gens, ils se posent trop de questions, ils se prennent trop la tête, et ils manquent d’humilité par rapport à tout ça… Y’a rien de grave, y’a rien d’important en fait.

Autour de ça, le label a bien marché, moi j’ai continué à défendre cette idée d’un label de rock’n’roll issu de circuits alternatifs, mais qui arrive à avoir une résonance qui dépasse justement le ghetto, qui arrive à multiplier les passerelles avec d’autres cercles. Si c’est juste m’adresser aux gens du petit milieu dont je suis issu, c’est quand même vite la sclérose, c’est pas très intéressant.

D’ailleurs la plupart de tes groupes marchent, de même que ceux de labels plus petits mais affiliés (Eighteen, Teenage Menopause, Inch’Allah), il y a tout le temps des concerts à Paris qui affichent complet, les Wall Of Death et Catholic Spray font des tournées marathon aux USA, et le magazine New Noise a pu faire une couverture sur la nouvelle scène du rock français qui avait sacrément de la gueule… On a l’impression de vivre une sorte d’âge d’or du rock en France, tu en penses quoi ?
C’est sûr qu’il y a une vraie dynamique, les groupes sont bons, ça marche bien. Mais en pop aussi, il y a plein de trucs déments. Je trouve justement que le milieu du rock et du garage est un peu en train de s’essouffler, alors que dans la pop il se passe des trucs vraiment mortels… C’est ce qui me plaît en ce moment, la pop. Je vais sortir l’album de Dorian Pimpernel ,que je trouve super. L’album de Julien Gasc (issu d’Aquaserge) est mortel aussi, Moodoïd j’adore, Aline aussi, et même, je vais te dire, Lescop et Fauve. Je trouve que si tu as 18 ans, c’est normal que tu sois touché par Fauve… Après quand t’en as quarante comme moi, c’est facile d’être un peu cynique en disant que c’est naze, mais en attendant ça renvoie un truc de l’adolescence qui est hyper fort. C’est un truc teenage, et dans son genre c’est mortel. Comme La Femme, d’ailleurs. Plein de gens n’ont pas compris que La Femme, c’est un truc générationnel, fait par des kids pour les kids… Si t’es un kid, t’as envie de ressembler à La Femme, c’est normal. Si t’as quarante ans, c’est sûr que ça te touche sans doute moins, mais c’est hallucinant que les gens n’arrivent pas à percevoir ça. La haine que cristallise Fauve, c’est dingue. De toute façon, je trouve ça fou qu’on puisse détester de la musique, ou détester un groupe, ça n’a aucun sens pour moi. Donc Fauve ok, c’est pas Diabologum, qui était un truc de torturé, hyper dark, Fauve c’est inoffensif, mais c’est un truc teenage, de la musique d’ado. Et moi ça m’a toujours fait triper.

V/A, PAINK, French Punk Anthems, 1977-1982 (Born Bad Records)

V/A, MOBILISATION GENERALE, Protest and spirit jazz from France, 1970-1976 (Born Bad Records)