Voici un disque de musique électronique à l’ambiguïté charmante, une contradiction entre une démarche de composition élitiste et une écoute accessible. Assurément, Bodily functions est l’album le plus dogmatique d’Herbert. Sans en avoir l’air, Matthew Herbert respecte des règles strictes de composition qu’il s’est imposées : pas de samples, pas de sons ou d’effets préprogrammés dans les machines. Et surtout, pas de boîtes à rythmes.

Durant ces trois années d’enregistrement, l’Anglais s’est entouré de divers musiciens : la chanteuse Dani Siciliano et le pianiste Phil Parnell notamment. Animé d’une passion pour le jazz des années 30 et 40, George Gershwin et Cole Porter en tête, le maître de l’electro non conventionnelle accouche de son disque le plus jazz. Un jazz sale et onirique, y compris lorsqu’il emprunte un format house. Ambiance calme et détendue, mais rien n’est aseptisé, on renifle partout un arrière-goût d’amertume, de saleté… d’humanité. Troisième album sorti sous le nom d’Herbert, Bodily functions concentre tous les pseudos de l’anglais : le côté jazz et chanson de Dr Rockit, l’aspect house d’Herbert et la démarche expérimentale de Radio Boy et Wishmountain. Gargouillements d’un nouveau-né, estomacs en haute digestion, sang qui claque dans une veine ou autres organes en fonction constituent les sources principales de rythmes. Des sons enregistrés sur lui-même et son entourage, envoyés par des anonymes via Internet ou offerts par ses amis du groupe Matmos (les rythmes du morceau You saw it all proviennent du son du laser utilisé lors d’une opération de l’œil -un son également utilisé par Matmos sur A Chance to cut is a chance to cure). Une démarche atypique qui sonne comme une réponse à un besoin insatiable de marginalité. Peut-être s’agit-il aussi de démontrer que ces sons, qui émanent de la chambre d’écho la plus naturelle, véhiculent une charge émotionnelle maximale comparée à celle engendrée par des machines. Une émotion alors sublimée par Dani Siciliano : la Californienne charme d’un chant doux, frêle et sensible, et se transforme sous fond de jazz mélancolique en une troublante Isabella Rossellini d’un Blue velvet de David Lynch…

Les plages house se font rêveuses et minimalistes (It’s only et Suddenly), et s’impriment d’un séduisant confort (Leave me now) : l’objectif n’est clairement pas d’exploser les dancefloors. Tout sur cet album semble contenu, retenu, délicatement chuchoté aux oreilles. Quelques titres plus gais : The Audience s’affole dans un charleston hystérique, You saw it all, avec Luca Santucci (chanteur de Leila) et Foreign bodies disjonctent en comptines déglinguées. Parfois, on croise des titres plus expérimentaux, aux humeurs noires et effrayantes : I miss you, où les scratches proviennent des gémissements affolés d’une souris traversant le studio d’enregistrement… et surtout, On reflection, le titre le plus lent, le plus violent, d’une haine contenue qui déborde par goutte et culmine en devenant miroir de souffrance du magnifique Everything is in the right place de Radiohead…

Au final, on s’éprend de rêveries, on se surprend à de légers déhanchements, toujours intrigué par ce maelström de sons improbables. La musique d’Herbert se dessine ainsi, entre sons glacés et chaleur organique, en un fil fragile et intime, attachant et troublant d’émotions. Et l’on regrette presque de s’être attardé sur les provenances organiques des compositions tant ces origines sont, à l’écoute, indéfinissables. On sent juste que l’inexplicable nous guette, que l’originalité nous regarde, qu’une grande musique nous contient.

P.S. : Dani Siciliano tient à nous signaler que « la souris utilisée pour l’album se porte bien et envoie de gros bisous à tous ses amis »