« Yo Miles ! » : c’est le nom de code qu’ont choisi le guitariste californien Henry Kaiser et le trompettiste Wadada Leo Smith lorsqu’ils décidèrent, en 1998, de plonger la tête en avant dans le magma des musiques inventées par Miles Davis dans les seventies, histoire de vérifier qu’il brûlait encore. S’ensuivit un double album éponyme truffé de riffs de guitares en stéréo, de lignes de basse coup-de-poing, de percussions orientales (échos du fameux « salon indien » de Miles) et d’interminables phrases de trompette tordue à la pédale wah-wah, l’ambition des deux musiciens consistant moins à retrouver le son des ensembles électriques de Dark Magus ou Agharta que d’en reprendre la méthode de fabrication révolutionnaire, avec ses tempos flottants, ses strates superposées et son absence à peu près totale de limites (pas de fin à proprement parler, encore moins de structuration explicite, et des transitions élevées au rang d’œuvres en soi). « Miles a trouvé cette porte que personne n’avait jamais ouverte », affirme Kaiser ; beaucoup l’ont franchie dans ses pas depuis, mais il reste encore beaucoup à découvrir. Rôdée au cours de nombreux concerts sur la côte Ouest (avec un passage au Fillmore East en 2000, là même où Miles avait enregistré l’un de ses concerts les plus déjantés trente ans plus tôt), la formule préside à nouveau à cette double galette pour laquelle les deux leaders ont réuni pas moins de huit musiciens, sans compter les invités ; en deux heures et demie de musique, Kaiser et Smith se relancent donc sur les traces des nébuleuses chaotiques et fascinantes des expérimentations davisiennes et tentent d’en faire les plateformes de nouvelles explorations, d’où un mélange des genres, des climats et des couleurs assez étrange.

Guitares électriques (Kaiser, donc, mais aussi Chris Muir et Mike Keneally), basse (Michael Manring), batterie (Steve Smith), claviers (Tom Coster), percussions (Karl Perazzo) et saxophones (l’excellent John Tchicai) sont épisodiquement rejoints par le vétéran Zakir Hussain (tablas), les six-cordes de Dave Creamer et les anches du Rova Saxophone Quartet pour de longues méditations aux angles variés, basées sur les partitions des groupes de Miles (Directions, de Zawinul, It’s about that time, Jabali) et sur des originaux, plus ou moins proches de la saveur originelle autour de laquelle rôde tout le projet, tantôt quasi-ambient et tantôt hard, avec une évidente intelligence de la « face interne » de la musique de Miles, de ses principes et de ses enjeux. Certains passages sont tellement proches de Big fun ou de On the corner qu’on est presque tenté de vérifier qu’on a placé le bon disque dans le lecteur ; à d’autres moments, Sky garden acquiert réellement sa singularité et prend son envol en emmenant vers des horizons inédits. Pris dans cette double exigence de fidélité à l’esprit et d’infidélité à la lettre, l’ensemble peine parfois à trouver son véritable statut et laisse un peu désorienté. La sombre puissance de certaines séquences fait toutefois tomber cette ambiguïté et donne toute son envergure à l’idée qui sous-tend le projet, en prouvant qu’une musique d’hier comme celle-là peut nourrir et propulser à merveille une musique en phase avec les questions d’aujourd’hui.