Fondé en 1993 par Steve Barrow, ancien compilateur de talents pour Island et Trojan, le label anglais Blood & Fire (flanqué d’un sound-system du même nom) est devenu en l’espace de quelques années la référence incontournable en matière de rééditions dub et reggae (Horace Andy, King Tubby, ou le célèbre Social living de Burning Spear). Poursuivant sur sa lancée, il nous gratifie cette année d’une remise à jour du célèbre Mr Isaacs, enregistré en 1977 pour le label Cash & Carry par un certain Gregory du même nom.

Alors que Bob Marley goûte à la gloire internationale (Live ! sort en 1975, et Babylon by bus en 1978), la Jamaïque vit une période de récession économique des plus troubles durant laquelle le discours du reggae est chaque jour plus militant et plus cru. Sans faire exception à la règle, Gregory Isaacs surfe sur la notoriété de son Sunshine for me sorti en 1975, et passe alors d’un statut de lonely lover (voix suave lourdement influencée par les romances d’Alton Ellis) à un rastafarisme militant, impulsant à ses textes en l’espace de quelques 45-tours produits par Lee Perry (Rasta Business, Mr cop) une tournure lourdement revendicatrice. Ce Mr Isaacs, enregistré entre le studio Channel One de Joe Hookim (producteur dont de nombreux titres seront édités par Richard Branson sous l’étiquette Front Line) et le studio de Joe Gibbs sous la houlette de Ossie Hibbert, est significatif à bien des égards de cette période en forme de tournant dans la carrière du chanteur, en même temps qu’il affirme un virage plus général dans le son du reggae.

Parmi les musiciens du Channel One, traîne une section rythmique composée de Robert Shakespeare et de Lowell Dunbar qui vont imprimer au reggae de l’époque une tournure plus agressive baptisée « Rockers » : en lieu et place du rythme « One drop » lent qui fait claquer la caisse claire sur le troisième temps, le style Rockers marque chaque temps d’un coup de grosse caisse lourd qui donne au balancement un aspect trépidant et dynamique. Mr Isaacs, subtil mélange de ces deux types de rythmiques, illustre à merveille cette évolution, naviguant entre des titres façon One drop (Mr Brown, Slavemaster) et d’autres plus hargneux (Set the captives free, Sacrifice), le tout bien évidemment agrémenté de volutes cuivrées.

Au niveau du discours, Gregory Isaacs y intensifie ses critiques et développe une autre facette de sa personnalité, dont l’exemple le plus probant est le premier titre, Sacrifice, qui passe en revue la majorité des thèmes de son engagement. Entre combat de rue, culture noire bafouée, et spiritualité : « They built a black man’s hell and a white man paradise/…/The proceedings seems so painfull/and slow, slow, slow/…/Running throught the rain/and the pain of the ghetto » – (« Ils ont construit un enfer pour les noirs et un paradis pour les blancs/…/Les débats sont trop douloureux/Et si lents/…/Courir sous la pluie/et la tristesse du ghetto »). Suit dans le même esprit Handcuffs qui conte les déboires quotidiens des rastas arrêtés par la police pour détention de chanvre, appuyé par les Heptones pour les chœurs. L’art de l’analogie et des paroles simples mais évocatrices de Gregory Isaacs prend toute son ampleur sur des titres comme Set the captives free, plaidoyer pour la libération de l’âme noire : « I hear birds up in their tree/Singing song of melody/I see wicked standing by/And mothers wipe their eyes (« J’entends des oiseaux dans l’arbre, chantant des airs mélodiques/Je vois des diables qui passent/Et des femmes en pleurs qui essuient leurs yeux »). Quelques chansons d’amour émergent également çà et là, faisant la part belle à un style baptisé « Lovers rock » qu’il développera par la suite sur des titres comme Cool ruler.

Le son de cet album, balançant entre roots et dancehall moderne sans tomber de manière flagrante dans l’un ou l’autre, la voix chaleureuse et les mélopées vocales claires du chanteur secondées par celles de Dillinger sur Take a dip (version de Slavemaster remixée par ce même DJ), en font une réédition incontournable, l’œuvre d’un artiste majeur du reggae jamaïcain dont les motifs rythmiques et mélodiques seront repris, remixés et rejoués par de nombreux musiciens. Conçu comme un album à part entière, en lieu et place d’une compilation de 45-tours déjà sortis, Mr Isaacs marque les prémisses d’un succès international qui embarquera Gregory Isaacs pour une tournée entre l’Angleterre et les Etats-Unis. La tournée d’une superstar majeure des ghettos jamaïcains, qui, sans avoir totalement réussi à percer le cercle du mainstream, continuera à produire succès sur succès après sa signature chez Virgin en 1978.