Lawrence Hayward est de retour de je ne sais quel cercle des enfers et plus que jamais, il a la folie des grandeurs chevillée au corps. Il le répète depuis toujours à qui veut l’entendre: son nouveau disque va pulvériser les charts, faire friser de honte la tignasse de Bobbie Gillespie, couper la chique à ce qu’il reste de New Order, en somme révolutionner la pop en Angleterre, étape stratégique avant la conquête du monde. Mais après deux décennies d’échecs personnels, de chefs-d’œuvre modernistes et incompris étouffés dans l’oeuf, il y a du changement: « cette fois, c’est la bonne ». Le réalisateur Paul Kelly, collaborateur du groupe Saint-Etienne, sort Lawrence of Belgravia, un documentaire sur la vie tumultueuse de ce loufoque mégalomane au destin contrarié. De quoi peut-être sonner l’heure de la consécration, qui ne devrait toutefois jamais venir. Enfin, après des années passées à errer dans les bas-fonds londoniens, Lawrence revient avec le troisième album de son dantesque projet Go-Kart Mozart. Ça s’appelle On the hot dog streets, et même si les premières écoutes ne le laissent pas présager, il pourrait s’agir du disque de la maturité pour ce sale gosse du rock britannique.

Oui, Lawrence est un parfait illuminé et possède un sens de l’ironie bien à lui. Celui qu’ont les bougres trop ambitieux qui se sont rêvés surhomme, ont cru atteindre l’éternité pendant deux secondes, une illusion, avant d’être renvoyés dans les abimes sans fonds d’où ils ont surgit. Dans les années 80, Lawrence a effectivement côtoyé les sommets de la musique avec son groupe Felt et son rock solaire. Crumbling the antiseptic beauty, le premier album sorti en 1982 reste dans tous les esprits un joyau mélodique annonciateur du post-rock des années 90. Mais dix albums de Felt, aussi beaux soient-ils, n’auront pas suffit : confinés au secret, devenus cultes vingt ans trop tard, ils ne lui donnèrent jamais l’occasion de percer l’épaisse glace de l’anonymat. Qu’à cela ne tienne, à l’orée des nineties, Lawrence décide de balancer une bombe atomique à la gueule de la surdité du monde. Avec Denim, son nouveau projet, il tient en plus un concept à déboussoler les radars de la pop : celui de novelty rock. Comprendre une synth-pop à la limite du populisme qui allie le songwriting le plus autocentré et désopilant de la création, à une architecture baroque de sonorités glam, punk, kitchs et irisées. Bref tout ce qui fait le rock britannique depuis les Beatles mais qui ne serait encore rien sans la couche d’humour crasse de son créateur. Malgré tout, son entreprise de domination planétaire est encore un échec. En sus, Lawrence subit l’ire de sa maison de disque. Ce n’est pas faute d’avoir enfanté la fresque pop Denim on ice, dédiée toute entière à la démesure de son art.

Avouons que certains auraient aimé s’en débarrasser, mais mettez le dehors manu militari et Lawrence revient en enfonçant votre mur à coup de bulldozer. Il en va ainsi de ce tonitruant On the hot dog streets qui respire l’envie d’en découdre avec la terre entière. Lawrence takes over annonce même le titre d’ouverture, hit electro remué par des basses d’un kitsch absolu, où – horreur – son auteur réitère ses rêves de glorioles puériles. Dans la foulée, The sun, Retro-glancing ou White stilettos in the sand prennent d’assaut des charts imaginaires. Lawrence y singe New Order avec tellement d’effronterie et de mauvaise foi qu’il pourrait nous faire croire qu’il a écrit Blue monday. Preuve que l’orgueil du bonhomme est inversement proportionnel au niveau de profondeur où il a été précédemment relégué. De ses déboires, il est bien sûr question tout au long de l’album. Ses relations difficiles avec les femmes, par exemple, sont la source de titres tour à tour consternants (Electrosex), authentiquement désabusés (Men look at women), et foudroyants de génie tâche. C’est le cas d’I talk with robot voice, hymne faussement kraftwerkien d’où jaillissent des paroles impayables (« I talk with robot voice, Because I am not human. I have frozen my emotions, So I won’t get hurt by girls no more. No! I don’t want any girl to hurt me anymore, I’m sick and tired of their abuse, Yet I admit I’m still susceptible to vagina’s allure. I put my finger inside you, You say what you want me to do, I feel rejected, I feel used, I feel ignored, I feel confused »). Lawrence offre ici la synthèse la plus pure de son novelty rock. Il nous ferait presque oublier qu’il est capable par endroit de petites fulgurances. On pense à la ballade Blowin’ in a secular breeze, où le britannique conte le déclin sociale de la vieille Angletterre en touchant à la même grâce mal dégrossie qu’un Bob Dylan. Quand on gratte un peu, on trouve pas mal de titres du même acabit qui dévoilent un Lawrence plus amer et assagi que compulsivement névrotique. Est-ce que la maturité commencerait à lui venir à l’âge de 50 ans ? Rien n’est moins sûr. Lawrence balance juste davantage entre loufoqueries et lointains éclats mélodiques, toujours à la recherche du titre novelty rock parfait.

Evidemment, qu’On the hot dog streets compte les meilleurs chansons pop jamais écrites en Angleterre. Mais c’est sans compter sur le zèle, voire le talent, que met toujours Lawrence à se saborder lui-même, par pure provocation. C’est ce qu’on vérifie tout au long de ce disque régressif comme pas deux où les mélodies les mieux ciselées sont aussi les plus putassières. Celles qu’il prend un malin plaisir à draper des arrangements les plus immondes : ici des beats en bois, là des nappes de synthés qui n’ont jamais été à la mode. C’est comme un collage cauchemardesque de tout ce que Lawrence a ramassé dans les poubelles du rock anglais, et qu’il expose comme autant de ready-made sonores en forme de majeur pointé à la face de je ne sais quoi.

A la fin, on ne sait plus sur quel pied danser : Lawrence met tellement d’ardeur à son entreprise d’auto-célébration musicale, qu’on prendrait presque la débilité intrinsèque de sa musique pour l’ultime facétie d’un maître à jamais ignoré. Il y a pourtant quelque chose de profondément attachant chez lui, qui n’est pas étranger à son apparente schizophrénie. Il y a effectivement le mythe qu’il s’est lui-même inventé, avec acharnement, celui de l’artiste maudit et mégalo, qui ne laisse pas ses invités, quidam ou journalistes, utiliser ses toilettes. Et puis il y a le revers de la médaille, ce que cache son cabotinage parfois insupportable: une existence de misère et de frustration avec les turpitudes qu’on peut imaginer. Mais chez Lawrence, la réalité et la fiction entretiennent des rapports extrêmement ambigus et c’est cette bipolarité qui secoue ses pop songs de tous les côtés et qui finit par faire de On the hot dog streets un album plus moderne qu’on pourrait le penser.