Gary Lucas -guitariste, compositeur, chanteur et producteur new-yorkais- appartient à une triste lignée de musiciens : ceux que tout le monde a déjà entendus sans en connaître le nom. Qui sait, par exemple, que Lucas fut le guitariste du Captain Beefheart à l’époque d’Ice cream for crow ? Que son étonnante virtuosité a servi des projets aussi divers que ceux de John Zorn, Nick Cave, Patti Smith, Tanger, Woodentops, David Johansen, Van Dyke Parks ? Que les inoubliables Mojo pin et Grace du regretté Jeff Buckley n’auraient jamais vu le jour sans lui ? Qu’il sort des disques sous son propre nom ou sous celui de son groupe Gods and Monsters depuis la fin des années 80 ?

La compilation Level the playing field couvre les premières années (1988-1994) de ce parcours solo. Les morceaux qui y figurent proviennent, à l’exception de deux instrumentaux, des albums Bad boys for the artic et Gods and monsters.
Gods and Monsters, collectif à géométrie on ne peut plus variable, comprend, outre le fidèle Jonathan Kane à la basse, plus d’une quinzaine de musiciens parmi lesquels on retiendra les noms de Rolo Mc Ginty (des Woodentops), T. Thunder Smith, Greg Cohen, Anthony Coleman, Tony Maimone (de Pere Ubu) et des membres de Caméo.

A l’écoute de ce disque, on est frappé par l’extrême variété des genres musicaux explorés : des ballades country-folk (Out from under et Jericho) à la pop (Whip named lash) en passant par le rap (The crazy ray) sans oublier le blues-rock bien épais et décalé d’After the strange gods ou bien encore les dérives électroniques du deuxième volet de Rise up to be. Ce constant respect des formes, nuancé par certains signes de dérision (chant hystérique de Diana Emerson sur Exit, pursued by a bear, titres humoristiques), finit par lasser.

Lucas est incontestablement desservi par un collectif d’une trop grande hétérogénéité qui le contraint bien souvent à s’effacer, reléguant son inimitable technique du finger picking à l’arrière-plan. Son style se trouve alors noyé dans une orchestration dont la cohérence nous échappe. Ne suffit-il que Tony Maimone rejoigne le collectif pour que The Brain from planet rock reproduise l’univers de Pere Ubu ? Whip named lash, chanté par Rolo Mc Genty, n’est-il pas le calque de n’importe quel morceau des Woodentops ? Difficile donc d’imaginer musique plus caméléonesque, parfois même fâcheusement alourdie par des soli dispensables. Par exemple, Let’s go swimming , enregistré en concert, semble tout droit sorti d’une répétition entre musiciens de studio (froideur de la ligne de basse). Les hendrixances qui émaillent la version du Jack Johnson de Miles Davis témoignent d’une virtuosité sans pertinence. Enfin, à quoi bon transformer Ghostrider de Suicide en support à d’anecdotiques exercices de main droite ? Gary Lucas ne serait-il alors qu’un simple accompagnateur, incapable de créer une œuvre personnelle et singulière ? Il semble qu’une oreille attentive prêtée aux quelques chefs-d’œuvre comme Dream of russian princess, Poison tree, And you will ou Rise up to be dissipe un tel doute.

Sur Poison tree, petite merveille d’évanescence, la fluidité quasi aquatique des arpèges réverbérés de Lucas accompagne la voix nonchalante et plaintive de Diana Emerson. On ne saurait trop conseiller l’écoute répétitive de l’instant où la ligne mélodique du chant, savamment déconstruite, se meut en hurlements canins.

La compilation s’achève sur deux instrumentaux, And you will et Rise up to be (enregistrés cette année), gemmes de Mojo pin et de Grace. Là, Gary Lucas, enfin seul, est muni d’une guitare électrique aux multiples effets. Des nappes de son électronique enveloppent ces deux compositions et confèrent à l’ensemble une dimension liturgique, proche dans l’esprit de l’inflexion orientale et incantatoire de la voix de Jeff Buckley. Lucas excelle ici dans l’élaboration d’accords arpégés répétitifs et lancinants. Ceux-ci servent d’assises rythmiques plus ou moins lâches à de virtuoses envolées qui font de ce musicien -avec John Fahey et Leo Kottke- un maître du finger picking. Il ne s’agit plus là d’une quelconque imitation servile mais bien de la création d’un univers singulièrement mélancolique et aux contours indélimitables.

En somme, si le caractère disparate de ces premières années ne nous convainc guère, comprenons bien qu’il s’inscrit dans un long processus de gestation. Car ce n’est qu’à partir d’Evangeline (1997) que le génie de Gary Lucas s’épanouira pleinement. A la fin des années 90, il congédiera effectivement toute forme de dispersion pour ne privilégier dans la diversité que ce qui est susceptible d’enrichir son propre style. Sur Evangeline, chef-d’œuvre absolu et véritable parcours en solitaire, Lucas ne songe plus à témoigner de son immense culture musicale : il l’incarne. Sur ce disque, les vélocités guitaristiques (picking débridé) n’ont plus guère pour objet que de mimer l’apparent décousu du bouillonnement cérébral dont Lucas fait si souvent état dans ses interviews. La hargne du gratté, la constante modulation du tempo et l’alternance du jeu fluide et heurté nous mettent alors en relation directe avec la complexité d’une âme que de mauvaises fréquentations ne sauraient en aucun cas révéler. Inutile donc d’ajouter que la solitude ou le recours parcimonieux à autrui est ce qui sied le mieux à Gary Lucas. La singularité s’accommode mal de la compagnie, surtout lorsque celle-ci a les allures d’un collectif.

On considérera donc cette compilation comme une somme d’expérimentations plus ou moins heureuses ou comme le compte rendu fidèle de six années de tâtonnements et de recherches.