Tout, dans OOIOO, est né d’improvisations, à commencer par le nom du groupe lui-même. L’histoire, Yoshimi P-We, ex-batteuse-gueuleuse-trompettiste des Boredoms, la raconte elle-même : lassée des interviews, en plein boom des Boredoms, il y a dix-sept ans, elle invite trois copines pour répondre avec elle aux questions d’un magazine, et annonce de but en blanc qu’elle s’apprête à lancer un nouveau projet musical, exclusivement féminin. « Comment s’appellera-t-il ? », interroge le journaliste. « Oh Oh Eye Oh Oh », se hasarde-t-elle du tac au tac. Puis, comme grisée par cette blague, qui devient vite une idée, puis un projet, Yoshimi décide de s’y tenir et de réellement créer ce groupe. OOIOO en est aujourd’hui à son septième album. Bien malin celui qui saura les décrire sans multiplier ad nauseam les étiquettes (japanoise-psychédelia-free-tribal-jazz-ésotérico-truc ?). Et bien sourdingue, pourtant, celui qui ne saurait distinguer instantanément un morceau d’OOIOO au sein d’une playlist infinie. Car si le groupe n’a cessé d’évoluer, entre les punk-noiseries bizarres d’OOIOO (1997) et le grand fourre-tout homogène d’Armonico Ewa (2009), qui faisait la synthèse de tout ce qui précédait, il a su conserver une identité sonore inégalée : expérimental et jouisseur, le son OOIOO repose sur une rythmique orgiaque, des riffs tranchants qu’on n’a jamais entendus ailleurs, et sur les incantations animistes de Yoshimi, dont la voix tonitruante oscille entre des inflexions à la Nina Hagen et le timbre hystérique d’un manganime. Au final, la discographie d’OOIOO est quasiment un sans faute. Seul le psychédélisme un brin new age de Gold and Green (2000) pouvait laisser vaguement sur sa faim.

On aurait pu craindre le retour d’un ésotérisme gnangnan à la Gold and Green en entendant parler pour la première fois de Gamel (qui signe leur retour sur Thrill Jockey, après Kila, Kila, Kila en 2004), présenté comme la fusion entre OOIOO et la musique traditionnelle indonésienne. Yoshimi, indécrottable ethno-mélomane (elle se passionne entre autres pour la musique des Aïnous, peuple aborigène du nord du Japon), utilise cette fois le gamelan, cet ensemble de percussions traditionnel en provenance de l’île de Java, et qui se caractérise par sa résonance envoûtante emprunte de mysticisme, quelque part entre le gong et le xylophone. Les gamelans, dont la gamme pentatonique et la complexité rythmique captivent l’avant-garde occidentale depuis belle lurette, avaient néanmoins trouvé une résonance universelle en 1988, grâce à l’ineffable BO d’Akira, composée par le collectif japonais Geinoh Yamashirogumi. Le résultat dépasse toutes les espérances. Avec Gamel, OOIOO signe son disque le plus accessible et le plus apaisé. Il n’en est pas moins inouï, ce qui est d’autant plus paradoxal qu’une partie de l’album reprend certains titres d’Armonico Ewa (le riff de guitare stéréophonique d’ Udah Ha, les chœurs d’Hewa Hewa) ou du génialissime Taiga avec Uma. Aucune impression de redite pourtant, tant ces morceaux sont transfigurés, avec panache et imagination. Au contraire, avec ce travail de réinterprétation passé par l’intégration du gamelan, le groupe fait peau neuve et s’épanouit dans les harmonies percussives les plus subtiles, là où Taiga lâchait la bride de la batteuse magique Ai et nous emportait dans un tourbillon de polyphonie rythmique. Les morceaux inédits, comme Atatawa, sont à l’avenant :  Don Ah, par exemple, ouvre l’album de manière inattendue. Des chœurs aux harmonies célestes se mêlent aux cloches du gamelan avant que le tempo ne s’accélère, et que les velléités mystiques ne cèdent leur place à un free-rock ébouriffant qu’OOIOO maîtrise comme personne : explosion de batterie funkoïde, couinements synthétiques, riffs distordus de guitare aux teintes jazz-prog, chant haut perché… jusqu’à la deuxième partie du morceau, plus lente, tribale en diable, non sans rappeler l’inoubliable Uma.

Gamel est une nouvelle merveille livrée par un groupe totalement libre, guidé par le goût du défi et du paradoxe : avec ce disque, OOIOO fait du neuf en reprenant son propre répertoire et propose une musique inédite en ayant recours à des instruments traditionnels. Audacieuse et insouciante, exigeante tout en restant ludique, la troupe menée par Yoshimi atteint avec Gamel les sommets du catalogue Thrill Jockey.