En 1965, Martha Argerich est vainqueur du Concours International Frédéric Chopin de Varsovie, succédant dans le palmarès à Maurizio Pollini. Elle a à peine 25 ans. Dans la foulée, elle enregistre un disque entièrement consacré à Chopin avec le producteur Suvi Raj Grubb, directeur artistique de chez EMI spécialisé dans le piano et la musique de chambre. Jamais publié pour un problème de contrats, on édite ce qui constitue un de ses premiers disques. Car son entrée dans le disque ne s’est pas faite chez EMI mais chez Deutsche Grammophon, en enregistrant à peu près le même programme quelques mois après. EMI a gardé pendant plus de trente ans ces bandes dans ses tiroirs.

Voilà pour l’histoire. Maintenant n’oublions pas qu’Argerich est devenue un des noms les plus connus du public et les plus respectés de la profession. Ses enregistrements de Liszt, de Ravel, Prokofiev ou encore Schumann, ont fait date, sans parler de ceux de Chopin. On n’est pas si loin du culte. Alors, forcément, il faut y aller avec précaution, pertinence et modération.
On la compare aux plus grands : elle aurait travaillé avec Michelangeli (elle s’en est alors très lointainement souvenue !), elle est réputée pour son jeu passionné, brillant, voluptueux, virtuose, mais aussi profond et intelligent (elle s’est parfois retirée de la scène publique pour travailler), bref, elle a toutes les qualités du monde ! Tous ces adjectifs sont également ceux qu’on attribue souvent à la musique de Chopin, ce compositeur romantique qui a si bien fait chanter le piano…

Ce disque a déjà reçu toutes les plus hautes récompenses (ou cela ne va pas tarder), alors, évidemment, on ne sait pas trop quoi dire. Sa Sonate est en effet très belle. Tout est précis, articulé, son toucher fait des merveilles, elle a une agilité et une légèreté particulières qui ne peuvent que ravir. Rien, ici, ne fait penser à une quelconque superficialité ou autre maniérisme (ce qui n’avait pas été le cas de Pogorelich, son ancien protégé, dans son premier disque Chopin). Cette Sonate, comme pour la 2e (Funèbre), a besoin de retenue plus que d’ardeur, et c’est en cela qu’Argerich étonne. On ne lui connaissait pas cette pudeur. Ainsi les 2e et 4e mouvements ne sont pas joués à toute vitesse mais plutôt de façon spontanée ; on peut alors sans conteste admirer la maîtrise dont elle fait preuve. Je serais moins laudatif pour le reste du programme, et aurais aimé un peu moins d’effets dans les petites pièces. Notamment dans le Nocturne ou les Mazurkas, qui auraient mérité d’être joués avec plus de temps. En quelque sorte, Argerich aurait pu plus dominer les petites formes. Souvenons-nous d’Arrau dans les Nocturnes ou de Michelangeli (le revoilà) dans les Mazurkas. Enfin, il y a le Scherzo et la Polonaise. Dans le premier elle oppose un discours grave vertical et des arabesques tout en fluidité. C’est bien, très bien réalisé, très juste, mais il manque une aristocratie, une dignité.

L’ »Héroïque » est jouée sans trop de pesanteur, ce qui n’est pas si évident, une perfection émane, mais parfois, on en vient à réclamer une certaine ironie devant tant de bons sentiments. « Chopin n’est pas Beethoven » ! Un peu de second degré ne fait pas forcément de mal. N’imagine-t’on pas Chopin dans ces salons parisiens de la Monarchie de juillet se moquer par moment de leur mondanité et de tous les discours qui y étaient tenus, lui l’éternel polonais ? Elle joue tout cela avec panache mais un peu de fierté détournée pourrait ne pas nuire.
Pour résumer, on a ici un enregistrement qui nous réconcilie avec Argerich car c’est, malgré toutes les critiques, du très grand piano, de la grande musique, un maître disque en ce qui concerne l’interprétation de Chopin. Le seul regret, c’est que c’était Argerich en 1965.