Le plus étonnant avec un enregistrement légendaire comme celui-là, c’est la surprise que l’on éprouve à chaque écoute. Votre grand-mère a peut-être eu entre les mains ce lourd 78 tours Pathé Marconi, la voix de son maître, enregistré par un jeune roumain lunaire : Dinu Lipatti. Si la leucémie ne l’avait fauché à 33 ans, nous aurions pu éprouvé dans le temps ce que la grâce signifiait. Le piano est un instrument mécanique, triste montage de métaux, de bois en tous genres et de toutes espèces, de marteaux et autres chevilles. Mais comment Lipatti fit-il pour produire un son si noble, si différent de tous -j’ai bien dit tous- les autres pianistes ? Dans un récent récit biographique paru aux éditions Josette Lyon, il est classé : interprète-créateur ; voila peut-être une idée à creuser. S’il n’était qu’un compositeur égaré dans Chopin ? Qu’importe son parcours de jeune homme surdoué, parrainé par son compatriote Georges Enesco, qu’importent ses concerts de jeune prodige (à quatre ans tout de même !). Il résume à lui seul la grande tradition d’Alfred Cortot, les idées novatrices de Stravinsky, la simplicité de Nadia Boulanger. Un compositeur-interprète, pétri d’élégance.
Cet enregistrement connut un tel destin que Dinu Lipatti ayant choisi de brouiller l’ordre de présentation des 14 valses, chacun croit aujourd’hui que la première est en fa mineur, simplement par ce qu’il commence par elle (la quatrième en fait). C’est une référence, pardon la référence, et on remercie EMI de clore le siècle avec de telles rééditions. Faut-il craindre maintenant que beaucoup hésitent à se mesurer dans ce répertoire à Dinu Lipatti ?