Leif Ove Andsnes s’impose peu à peu comme un des pianistes les plus convaincants de sa génération. A peine âgé de trente ans, il a déjà trois enregistrements au moins à son actif, remarquables et remarqués : Chopin (Sonate « funèbre »), Brahms (Concerto n° 1) et Haydn (Sonates) ont ainsi pris sous ses doigts de nouvelles couleurs. Sa rigueur l’a mis à l’abri de quelques envolées virtuoses ; son ascétisme stylistique lui permet cependant de réaliser certaines prouesses techniques qui passeraient pour tapageuses chez un autre. Autant de qualités qui mettent à sa portée la musique pour piano de Liszt trop souvent tenue pour facile par une partie du public et des interprètes. Le programme conçu par Andsnes mélange intelligemment des pièces virtuoses (Mephisto Waltz n° 1) et des œuvres plus ambitieuses (Après une lecture de Dante). En réalité, chacune de ces pièces combine des moments de pure virtuosité (cascade d’octaves) avec des passages plus mélodiques et épurés (réexposition du thème en arpèges). La dualité de cette écriture prend un visage encore plus complexe lorsque l’on se met à analyser de très près la construction des thèmes, les enchaînements harmoniques.

Liszt apparaît en effet comme un des plus formidables novateurs de son temps. La hardiesse de son harmonie (modulations à la tierce, voire au triton) annonce bien plus qu’un Wagner qui lui doit presque tout ; Liszt composa en effet à la fin de sa vie une Bagatelle sans tonalité aussi moderne que du Schönberg. Son utilisation du piano a des résonances jusque chez Bartok et Prokofiev ; il sait parfois aussi être proche de Ravel et Debussy (Valse oubliée n° 4). Mais, son plus haut fait réside dans la technique de la métamorphose thématique ; un même thème peut alors recouvrir par mutations rythmiques, harmoniques, dynamiques de multiples visages. Andsnes nous le fait entendre à merveille.

Son interprétation d’Après une lecture de Dante prend des reflets subtils et complexes ; impeccable de propreté et de puissance technique, Andsnes évite toute grandiloquence. Il ne tombe pas cependant dans l’écueil des lectures analytiques asséchantes que certains nous font prendre pour de l’objectivité. Sanguin, son jeu se nourrit de coup d’épées violents et définitifs. Il sait aussi ménager avec justesse une véritable dramaturgie sonore ; son respect des silences, des nuances donne aux œuvres une finesse d’esprit insoupçonnée. On admire notamment la dextérité avec laquelle il nous rend la Ballade n° 2, trop peu souvent enregistrée. Le récital d’Andsnes s’impose en définitive comme la marque indélébile d’un des grands pianistes de notre temps.

Après une lecture de Dante, Valse oubliée n° 4, Mephisto Waltz n° 4, Die Zelle in Nonnenwerth : Elégie, Ballade n° 2, Mephisto Waltz n° 2, Andante lagrimoso, Mephisto Waltz n° 1

Leif Ove Andsnes (piano). Enregistré en 1999 et 2000 aux Studios Abbey Road de Londres