La commune suisse de Chiasso, près de la frontière italienne, accueille depuis dix ans le festival Festate dédié aux musiques du monde. En un pays pluriculturel et plurilingue, une telle manifestation est un peu un miroir, un prisme à travers lequel analyser comment jouent les différences. Un disque portrait d’un festival en forme de rétrospective représente à son tour une manière de dresser un bilan, non seulement celui d’une programmation -succès et découvertes- mais aussi d’une ambiance, grâce à laquelle un tel rassemblement se trouve lui-même un son, et à travers lui, un sens. De Timna Brauer à Femi Anikulapo-Kuti, en seize séquences, cette sélection vérifie l’intitulé qu’il est choisi. « Festate », d’un mot valise qui contracte la fête et l’été, apparaît comme la capitale d’un empire de la syncope dansante, un protectorat du riff joyeux qui se pare d’une débauche de couleurs, à condition qu’elles soient vives et de rythmes sous réserve qu’ils soient vifs et balancés. « Ven negrita linda a bailar… », cette invitation de l’Estudiantina Invasora donne le ton, repris un peu plus loin par Zebda : « Bougez, bougez… » Un ton à peu d’exceptions près finalement très uniforme. Comme si le monde entier, après s’être roulé l’herbe de l’oubli, dansait au même pas une ronde universelle et euphorique. Les différences, au demeurant bien réelles, rapidement s’estompent, fondues dans cet emballement collectif auquel on aurait mauvaise grâce de vouloir résister. Pourtant, on se réveille avec un mal au cheveux et de bien vilains bleus à l’âme. Bleu, blues. Tout le blues du monde semble avoir été, comme au sommet de Gênes, soigneusement refoulé aux lisières de la scène. « You better get up now », clame le Transglobal Underground, mais pour danser encore, et non certes pour protester contre le nouvel ordre mondial et sa maxime, que l’on pourrait résumer ainsi : « Dansez, on s’occupe du reste ». « Are you tired ? » s’inquiète Femi : c’est pour inviter à rejoindre la piste. L’apocalypse joyeuse de la Vienne fin de siècle semble s’être étendue aux dimensions de la planète. « Oggi sara un bel giorno » proclame la pochette comme un slogan. Assurément.

La musique n’est pas en cause ici, ni aucun des groupes, tous excellents, qui composent cet album : chaleur douce de Timna Brauer, enveloppante de Benita Tarupiwa, piquante de Zap Mama, chant cajoleur de Cheb Kader ou de Takfarinas, transi de Musafir, rayonnant de Yulduz Uzmanova, séduction brisée et ironique à l’italienne de Tazenda (Carassecare). Mais le rapprochement de toutes ces musiques dans l’omnibus de cette compilation accentue l’effet niveleur de tout défilé de masse. A part les flûtes d’Agricantus, les kalimbas de Benita Tarupiwa qui tranchent soudain dans l’emballement général, introduisent un autre tempo, une fraîcheur dont le besoin se faisait nettement sentir, le son mondialisé apparaît dans toute sa dimension prédatrice. Et plus qu’un son, c’est un tempo, une vitesse : nul moment contemplatif ici. Le monde n’a pas le temps : il faut danser, puis s’écrouler. Condamnés au bonheur nous nous tuerons sur le plancher, entre Le Meilleur des mondes et On achève bien les chevaux. En Afghanistan, l’un des premiers effets de l’intervention américaine fut de ramener la musique à la radio. On craint de comprendre ce que cela signifie à terme : « Ne vous inquiétez pas, nous sommes des professionnels » entendait-on dans un film de Godard. Eh bien dansez maintenant.

Timna Brauer, Goran Bregovic and The Wedding & Funeral Band, Cheb Kader, Sally Nyolo, Tazenda, Yulduz Uzmanova, Musafir, Ciocarlia, Takfarinas, Zap Mama, Estudiantina Invasora, Benita Tarupiwa, Agricantus, Zebda, Transglobal Underground, Femi Anikulapo Kuti & The Positive Force. Live à Festate, Chiasso (Suise)