Alors qu’il paraît difficile de nier que le monde est miettes, deux sorties du label Constellation – dont la réputation, toujours pas démentie , n’est plus à faire – cherchent, noble et tragique dessein, à faire tenir ensemble les morceaux restants.

C’est une évidence sur le Skullsplitter (« fracasseur de crâne », titre pour le moins antiphrastique) que livre Chenaux. Sur les deux splendeurs que sont l’introductif Have I Lost my Eyes et le morceau-titre, la voix de néo-Chet Baker de l’homme à tout faire (il est de tous les instruments et derrière les boutons), dense et fragile, agrège dans son sillon chaud des arrangements épars, atomisés justement, où la notion d’espace prend tout son sens. Nylon jazzy de la guitare, clavier pastel, folk famélique et pas grand chose d’autre – si, quelques cordes fantomatiques. Quelque chose de Thelonious Monk dans le mood, et beaucoup d’air entre les notes. Un air incertain traversé par une âme qui réchauffe les nôtres, au milieu d’un paysage d’après-catastrophe, un sol lunaire à habiter malgré tout, avec des espoirs d’esthètes. Un réconfort d’autant plus bouleversant qu’il semble embrasser la désolation. Spring Has Been a Long Time Coming, qui crève le cœur et réchauffe les os, en est la plus éclatante preuve et donne envie de remercier ce disque fragile.

Eric Chenaux "Dull Lights" from Constellation Records on Vimeo.

Matana Roberts va plus loin encore dans cette exploration sans complaisance ni cynisme d’un landscape en mille morceaux. Est-ce parce qu’elle arrive déjà au quart de son vaste projet (river run thee est le troisième opus de l’ambitieuse série « Coin Coin » qui devrait en comprendre douze) ? Toujours est-il que son nouvel album, pour peu qu’on lui offre les dispositions d’écoute qu’il mérite – presque de l’ordre d’une prière – ravive la possibilité du beau et la flamme de la vérité. Son titre à la Finnegans Wake ne trompe pas: river run thee remonte aux sources des musiques vernaculaires américaines, sans rien occulter de la boue charriée par ce travail: le couches de sons et de sens s’accumulent : saxophone (instrument premier de Roberts), voix (parfois souffreteuse jusqu’au malaise), field recordings hantés, nos oreilles chatouillées par une armée de bourdons en nuées et de cuivres enroués. L’histoire de la musique noire (surtout) en ressort cul par-dessus tête. Si Eric Chenaux procède par soustraction, Matana Roberts tend vers la saturation, chacun au risque de la suffocation, par raréfaction d’un côté, par noyade dans les eaux épaisses de l’autre. Pourtant, au fil de ces deux voyages, se trament de belles révélations.

On privilégiera, pour ce dévoilement, l’écoute solitaire de ces disques au milieu de la nuit: un contexte qui semble être l’habitat idéal de ces deux façons de proposer du jazz non pas dans le ravin, mais du jazz d’après le ravin – le ravin où l’on a jeté le corps du Consul à la fin du Volcan de Malcolm Lowry. Du jazz post-lynchien joué au bord des autoroutes perdues. Au générique de ces deux albums, un nom en commun: celui de Radwan Ghazi Moumneh, habitué des disques Constellation. Le fondateur de Jerusalem in my Heart a veillé sur l’enfantement de ces deux oeuvres exigeantes – on le répète, l’écoute du magnifique album de Matana Roberts requiert une rare disponibilité – mais qui diffusent une précieuse luminescence. Une lumière qui, en faisant de petites étincelles, éclaire les poussières d’un monde en lambeaux; les premières lueurs d’un matin qui porte en lui la fatigue et l’espoir. Comme le chante la magicienne sur All is Written: « Why do we try so hard? Because we should. »