Division exclusivement francophone du label Third Side (Cocosuma, Fugu, Syd Matters), portée depuis 2012 par Michel Nassif et Benoit Trégouet, Entreprise a l’ambition de développer de jeunes musiciens français (Moodoïd, Juniore, Lafayette, Blind Digital Citizen), en privilégiant les formats courts (EPs, singles) et en les accompagnant à tous les stades de la production (compos, maquettes, studio, live). Fait d’arme du label : la découverte de La Femme (qui ont sorti leur premier EP dans la collection « Le Podium », avant de signer chez Barclay et d’être la Révélation de l’année 2013 aux Victoires de la Musique). A l’occasion de la sortie de la compilation « Année 2 » avec tous les artistes du label, et une soirée de lancement (ce soir au Panic Room) , on a discuté avec les entreprenants Michel Nassif et Benoit Trégouet sur l’avenir de la chanson pop en français, et sur leur petite, mais ambitieuse, Entreprise.

 

Michel Nassif : On a créé Entreprise en 2012. Pendant dix ans on s’était occupé du label Third Side, plutôt indie-pop et anglophone, et Entreprise a été la résultante de ce travail, de cette expérience, avec ces questions : qu’est-ce qu’être un label indépendant, comment travailler avec les artistes, comment les financer, quelle est la ligne artistique, bref, tout ce qui constitue l’image et la philosophie du label. On était un peu moins actifs sur Third Side à partir de 2010, et on a lancé cette série de singles, « Le Podium », qui était une première étape dans cette réflexion : au lieu de signer des artistes sur deux ou trois albums, on a décidé de prendre des jeunes groupes, de les accompagner en studio et de sortir les deux ou trois chansons qui étaient super dans leur répertoire, sur un format court. A l’époque, quand on disait EP, certains journalistes ne savaient même pas ce que c’était. Alors que maintenant, il y a des affiches dans le métro pour des sorties d’EP…

Benoit Trégouet : Le cachalot caché dans le gravier, derrière tout ça, c’est la crise du disque, il faut bien le dire. Il y avait des problèmes de fond révélés à ce moment là, qui ont suscité des remises en question… Avec la crise du disque, les maisons de disque ont un peu arrêté d’accompagner les artistes, notamment en pré-production, ou en studio. Et puis, les gens disaient qu’ils ne voulaient plus acheter de disques dans lesquels il n’y avait qu’un ou deux morceaux de bien. Maintenant qu’on peut tout écouter sur internet, tu ne vas pas acheter un album quand tu sais pertinemment qu’il ne contient qu’une ou deux chansons qui t’intéressent. Il y a un impératif de qualité artistique pure qui accompagnait ce choix de format court. Travailler avec des jeunes groupes, ça implique de leur donner une première expérience de studio pour des singles, des EP, ce qui leur permet d’être prêt au moment de l’album. Sortir le premier single de La Femme a été un énorme déclic : on avait un groupe qui chantait en français, qui n’avait pas les mêmes références culturelles que nous, qui nous secouait un peu de ce point de vue. Et qui faisait partie d’une génération qui n’a pas connu l’industrie discographique avant la crise du disque…

Maintenant qu’on peut tout écouter sur internet, tu ne vas pas acheter un album quand tu sais pertinemment qu’il ne contient qu’une ou deux chansons qui t’intéressent.

Michel Nassif : Oui, ils étaient moins en attente. Ce qui n’empêche pas qu’il y avait plein de choses à faire aussi. On les a emmenés en studio pour l’enregistrement, et pour le mix avec Alf, qui sait comment faire. Ils avaient déjà enregistré « Sur la planche » en home studio, et le morceau était super, mais la case studio a été importante. C’était le bon moment, la bonne rencontre, ça a marché parce que les titres et le groupe étaient super, parce que c’était un format court qu’on a bossé différemment. On a donc voulu continuer cette expérience, tenter de la reproduire, avec Entreprise donc.

 

Comment avez-vous décidé de ce choix de nom pour votre label ?

Benoit Trégouet : Il y avait une blague, au départ, de s’appeler ainsi dans un secteur ravagé, et en même temps l’envie de le faire sérieusement. On doit être à une vingtaine d’EP depuis la création du label, et un album, celui de Moodoïd.

Michel Nassif : La recherche du nom est un moment important. C’est un peu comme de chercher un nom pour son enfant, tu y passes neuf mois. Théodore, ce n’est pas pareil qu’Hercule. On ne voulait pas que le nom du label soit explicitement relié à la musique : pas de « records », « disques ». On voulait que ce soit, court, en français, un peu plus générique, amusant aussi. On pensait au label Motown, à cet âge d’or, et on aimait cette idée d’un building avec une fonction par étage : un étage pour les auteurs-compositeurs, le deuxième pour les artistes qui apprennent à danser, le troisième pour Berry Gordy… Et en même temps, il s’agissait de revenir à la base de ce métier, à savoir d’être producteur artistique : un travail en amont, sur les maquettes, les compos, le studio. Et plus on est présents, mais à la bonne place, et mieux ça se passe. Et on s’est rendu compte que les artistes avaient besoin de ça : ils peuvent certes aujourd’hui composer et enregistrer chez eux, en home-studio, créer un soundcloud, ouvrir un site web, trouver des concerts. Mais on peut le faire mieux, grâce à notre expérience. C’est à la fois artisanal, dans le temps qu’on y passe, l’amour du produit, mais c’est aussi professionnel, comme une entreprise, qui va faire les choses bien. De très bons labels font ça un peu comme un hobby, nous on voulait être plus ambitieux, commercialement aussi.

On a l’impression effectivement que ça marche bien, votre Entreprise…

Oui, on a eu du répondant très vite de la part des médias, sur la nouvelle scène française, sur le label. On est contents de voir la marque se construire comme un label de qualité, c’est bon pour nos artistes aussi. Quand les gens viennent nous voir pendant un concert pour nous féliciter, on est heureux, bien sûr.

Benoit Tregouet : On veut que les gens qui achètent nos disques soient contents. On passe donc du temps en production, on sort tout en vinyle, en plus du numérique. Ceux qui aiment la musique achètent d’abord du vinyle. Et les gens ont tellement tiré au fusil de chasse sur les labels pendant la crise du disque, pour éviter de regarder ce que eux faisaient, c’est-à-dire voler la musique, qu’on est contents d’arriver à redonner un peu de ses lettres de noblesse au métier. Ce rapport de producteur à artiste n’est pas remis en question pour les producteurs cinématographiques, les éditeurs de livres ou les galeristes. Cette relation existe partout, elle est saine et fonctionne bien. Aujourd’hui, quoiqu’on en dise, les artistes en autoproduction ne marchent pas. Les artistes qui vendent un peu de disques sont accompagnés par un label. Même des gens comme Radiohead retournent vers une structure dès qu’ils le peuvent.

 

 

Et pourquoi privilégier le chant en français alors ?

Michel Nassif : Le chant en anglais a bien marché dans les années 1990, mais ni avant, ni après. Il y a eu une exception, un miracle, c’est Phoenix. Mais c’est tout. Depuis quelques années, je pense que l’utilisation de la langue française a rendue plus intéressante la musique actuelle en France.

Depuis quelques années, je pense que l’utilisation de la langue française a rendue plus intéressante la musique actuelle en France.

Benoit Tregouet : Il y a beaucoup de choses qui passent mieux dans le chant en français, parce que la qualité de ton interprétation dépend aussi beaucoup de ce que tu chantes. Quand tu ne maîtrises pas le sous-texte de chaque mot, les intonations, le contexte culturel anglais ou américain, tu ne maîtrises pas ce que les gens vont en percevoir. La voix, dans une chanson est centrale, et l’interprétation est plus sensible. Pour les anglais ou les américains, entendre un français chanter en anglais, c’est un peu comme pour nous, d’entendre un roumain chanter du Brassens avec un mauvais accent français. Selon moi, l’émergence de La Femme a correspondu à un changement de paradigme. Tous les jeunes parlent de ce groupe. Ca a ouvert plein de possibilités, posé plein de questions. Le groupe a aussi vraiment bien marché aux Etats-Unis. Alors qu’on n’avait jamais eu ça en dix ans de carrière avec des artistes français qui chantaient en anglais. Même si on tournait déjà un peu autour du français, avec l’album de Mehdi Zannad (Fugu) et Sege Bozon, Fugue.

Michel Nassif : Avec Fugu, quand il chantait en anglais, ça avait beau être super, il y avait toujours un petit truc qui bloquait. Par rapport au public, aux médias, on était toujours en concurrence avec les labels anglo-saxons. Quand il a fait des chansons en français pour le film La France, de Serge Bozon, ça a débloqué notre envie d’aller chercher autre chose ailleurs. Toute la nouvelle génération a aussi un rapport différent à la langue française. La femme par exemple dans un registre plus pop, ou Moodoïd avec beaucoup de jeux de mots, de symboles, d’images. Pour un étranger, il y a quelque chose d’exotique, d’un peu fou, même s’ils ne comprennent pas un mot, ça doit leur faire le même effet que la boss nova ou le tropicalisme dans les années 60. Mehdi Zannad en parlait très bien, en imaginant une approche de la langue française comme quelque chose à se réapproprier et à présenter de manière un peu exotique, que ses chansons en français puissent être perçues un peu comme on percevait alors les Os Mutantes chantant en portugais, avec une approche de la langue et des sonorités plus pop.

Pourquoi d’après vous, tant de bons groupes francophones apparaissent aujourd’hui ?

Michel Nassif : La nouvelle génération de musiciens français bénéficie aussi d’internet et de la possibilité d’y découvrir tous ce patrimoine français et underground des années 70, 80, les jeunes gens modernes, des labels comme Celluloïd. Tu te rends compte que tu pouvais écrire du bon rock, de la bonne electro en français. Avant, on n’avait pas autant accès à cette culture, à moins d’avoir un oncle new-wave.

Benoit Tregouet : Le fan de musique français et aussi le musicien français ont longtemps été complexés par les anglo-saxons, on n’osait pas assez, on était timoré. Les médias, par exemple, se sont intéressés à Moodoïd seulement à partir du moment où les anglo-saxons en ont parlé, en disant que c’était bien. Pourquoi les médias français doivent-ils attendre que les anglais ou les américains leur disent ce qu’ils doivent aimer ? C’est pareil pour les artistes : le succès de Vampire Weekend a été à ce titre assez embarrassant pour nous : pourquoi aucun indé français n’a fait la démarche d’intégrer la musique sénégalaise dans ses compositions, alors que cette musique est à Paris, sous notre nez depuis trente-quarante ans ?

Pourquoi les médias français doivent-ils attendre que les anglais ou les américains leur disent ce qu’ils doivent aimer ?

 

 

Vous avez votre propre studio à côté de vos bureaux, vous avez créé un véritable environnement pour vos artistes, mais comment vivez-vous ? Quelle rentabilité pour le label ?

Michel Nassif : On a toujours voulu avoir un studio en même temps que le label. Au début, avec Third Side, c’était ma chambre, puis on a eu un local, et maintenant, en effet, on a un vrai studio attenant à nos bureaux. C’est inestimable : on peut être présents pour les artistes, passer d’une activité à une autre, il y a une vraie implication. Pour les artistes, avoir ce confort pour enregistrer, du temps pour expérimenter, c’est aussi très important. Ils peuvent se croiser, jouer ensemble, composer ensemble. Il y a une belle émulation aussi entre eux, comme dans toutes les périodes d’intense créativité. C’est Blind Digital Citizen qui nous a parlé pour la première fois de Grand Blanc. Et tous ces musiciens vont voir les concerts des uns et des autres, ça les fait progresser, chercher, être plus ambitieux… Moodoïd est arrivé avec de grandes idées de production qui coûtent cher. C’est un challenge pour nous. C’est vachement intéressant. Lorsque La Femme contactait des tourneurs, ils leur disaient : « Nous on veut un tour-bus avec une piscine sur le toit ». C’était une blague certes, mais aussi une manière de dire « On est ambitieux et on veut que vous le soyez autant que nous. ». Pour gagner de l’argent, on pense que plus on prendra de risques artistiquement, plus on aura de chances de vivre de notre activité. On a aussi des activités parallèles, comme la location du studio, des activités de musique à l’image, des prestations. Un peu comme les disquaires finalement, qui se diversifient, en vendant des meubles vintage ou en ouvrant un bar attenant au disquaire. Ce qui fait du sens aussi : un beau vinyle, c’est aussi un bel objet. Et la musique se consomme en groupe, en communauté : ouvrir un bar, un lieu de réunion pour écouter de la musique n’est pas contradictoire.

 Lorsque La Femme contactait des tourneurs, ils leur disaient :  « Nous, on veut un tour-bus avec une piscine sur le toit. »

Benoit Trégouet : Mais notre modèle économique est de constituer un catalogue. Les majors survivent parce qu’elles ont un catalogue conséquent. On se donne dix ans pour y arriver.

Michel Nassif : On a aussi un contrat de licence avec Also, chez Sony, pour tout le label. Du coup, un Moodoïd qui marche aide un grand Blanc qui vient de sortir son premier EP. On a récemment discuté avec un programmateur de radio qui nous disait subir une pression pour diffuser plus de « gold », c’est-à-dire des classiques. On lui a répondu que notre ambition est de produire les « gold » de demain, mais si on ne nous laisse pas notre chance aujourd’hui, les « gold » de demain seront toujours ceux des années 1970-1980. Ce qui ne se passe qu’en France, finalement…

Benoit Trégouet : Le fait que les écoles de musique s’appellent des « conservatoires » est assez symptomatique… Mais ce qui est intéressant avec internet, pour voir les points positifs, c’est la réémergence du back-catalogue, alors que les bacs des disquaires avant l’émergence du streaming, fonctionnaient avec 80% environ de nouveautés. Du coup, quand tu as un catalogue, ta musique reste vivante, écoutée. Il faut donc sortir les classiques de demain. Ce qui implique une vraie qualité artistique. Le poids des médias, du marketing, ont complètement disparu. Il y a aujourd’hui plusieurs phases de tests par les auditeurs pour vendre des disques : la radio, le net, les copains. Il y a des tonnes de variété française, qui sont bastonnés en radio, mais qui ne vendent rien. Les gens n’achètent pas, ne se déplacent pas en concerts… si l’artiste est mauvais, les gens s’en foutent. On ne fait plus illusion avec le marketing, et tant mieux, finalement. L’exemple le plus flagrant de ces dernières années, c’est Adèle : quoiqu’on en pense artistiquement, c’est une artiste qui a énormément vendu alors qu’il n’y a eu aucun budget marketing sur ce disque. Elle a su toucher son public. En tout cas, ces deux dernières années, on a été énormément conforté dans notre analyse, et on pense que le meilleur est à venir, autant pour les artistes que pour les producteurs. En termes de business, on doit voir à long terme, mais si on arrive à se projeter là-dedans, on peut avoir confiance en l’avenir, on est optimistes.

Michel Nassif : Et c’est excitant. Les artistes qu’on sort ont beaucoup d’énergie, d’envies, d’ambition. On se nourrit de cette énergie et on la canalise, on l’accompagne, dans le bon sens du terme ? On est un peu comme des entraîneurs de foot, dans un centre de formation.

Vous leur apprenez à jouer juste ?

Benoit Trégouet : Oui, ou la maîtrise du contrôle. Les fondamentaux, quoi (rires).