El-P symbolise l’avancée du hip-hop, la remise en question d’un système de pensée trop longtemps laissé aux neurones gauches de Mc’s en quête de bitches, de sexe et de billets verts… El-P se détache du hip-hop et le hip-hop suit El-P, qui scrute dans une glace sans teint dégageant des reflets sombres et des stratagèmes dissidents. Dans le fog des lyrics, des productions et des influences qui gravitent autour de El-Producto, il est très aisé d’oublier qu’au milieu de ces rhizomes clinquants, il y a un James Meline (de son vrai nom), plus réservé qu’il n’y paraît, un être humain fragile (pléonasme ô combien vital) qui vit et s’expose pleinement. Avec ce premier opus solo, le songwriter qu’est El-P nous propose ici son cerveau tout entier : un fracas fantastique qui ne peut laisser indifférent. De fait, quiconque essaye de s’immiscer quelque peu dans son labyrinthe néo-rap éminent ne peut rester insensible à la vision toxique que le metteur en son de Cannibal Ox a du monde -et de l’être humain en général-, à sa façon de glacer les instrumentaux et de corrompre les beats, à la déshumanisation de ses mots et le démembrement de ses breaks.

El-P vient de larguer Fantastic damage, un opus emblématique de l’expérience humaine transposée sur wax (en témoigne le bijou T.O.J., fleur de peau tailladée et tranchée de vie saisissante), un des miroirs déformant les plus éblouissants jamais proposé à la « communauté hip-hop ». Imposteur génial, metteur en son grouillant de vie, l’auteur du fameux Patriotism plonge ici dans les sous-sols new-yorkais les plus gibbeux, évacuant une foultitude de fantômes qui font surface (Constellation funk) pour pénétrer les cerveaux, engloutir le public et contaminer le sang du hip-hop. El-P peint sa musique sur des tableaux vyniles en plomb…

L’ex-patron de Company Flow représente la riposte mirifique par rapport aux dérives commerciales du hip-hop mainstream. Rythmes cramés à la disto (Fantastic damage) et collages sonores schizophrènes (Tuned mass dumper), beats agressifs (Lazerface) et synthétiseurs analogiques essoufflés (Accidents don’t happen, qui permet d’ailleurs au vampire Cage de cracher son flow venimeux), autant de recettes qui placent une musique aux accents sidéraux élevés, voisins de Sun Ra et cousin d’Antipop Consortium. Appuyé par des featurings puissants (Cannibal Ox, Cage, Aesop Rock, Ill Bill, Camu Tao, Mr. Lif…) et surtout par un Dj Abilities (Rhymesayers) qui malmène le délicat balancement entre scratches et (break)beats appuyés (Accidents don’t happen, Delorian…), Producto (com)pose un assemblage d’ossements hip-hoppesques fulgurants, qui implosent en sa chair et ne reconstitue aucune figure connue, exceptée peut-être la sienne.

Au moment même où 90% du rap balance entre gangrène capitalistique et vide sémantique pitoyable, Producto expérimente une rupture hip-hop sincère, terriblement humaine, à coups de rudes pontages de guitares saturées et de punch line électronique. La conscience aporétique de ce puriste de la science hip-hop prend ici toute son ampleur et nous irradie de façon fantasmagorique. Voilà un opus dont on aimerait citer chaque rime, dont on brûle de partager l’éclatante nébulosité avec la planète entière. Time is Outta Joint.