Si l’on veut citer ce fameux mot de Goethe à Eckermann où l’architecture est tenue pour « de la musique figée », c’est l’occasion ou jamais. Depuis presque trois décennies maintenant, le guitariste français Philippe Deschepper s’affirme comme l’un des plus intéressants créateurs de son époque en travaillant justement la musique comme une architecture en mouvement, appréhendant l’improvisation à sa manière de sculpteur, générant, plutôt que des lignes fluides, des volumes et des espaces sonores tout à fait saisissants. Après des études d’arts plastiques à Lille (il a enseigné durant deux années et s’est remis à la sculpture au début des années 90, « dans la tradition de Brancusi ») et les premiers pas (cafés, fanfares, jazz traditionnel), il fonde avec Jacques Mahieux et Jean-Luc Ponthieux un groupe que l’on connaîtra par la suite, avec l’arrivée de Martin Fredebeul au saxophone, sous l’acronyme Eano (Et Autres Noms d’Oiseaux). On le retrouve au début des années 80 chez Henri Texier, au sein du big band de guitares de Gérard Marais, son parcours l’amenant à jouer aux côtés d’une multitude de noms majeurs de la scène hexagonale -Sclavis, Le Lann, Portal, Barthélémy, Pifarély, Lubat et d’autres. Membre des groupes de Sylvain Kassap et Yves Robert, il rejoint également à deux reprises l’Orchestre national de Jazz ; en 1997 paraît chez Emouvance « Attention Escalier », en solo et bien armé (guitares acoustiques et électriques, folk, banjo, batterie d’effet). De ce remarquable itinéraire, on retiendra entre autres ses investigations pluridisciplinaires (son travail en collaboration avec le vidéaste Kamel Maad) et les nombreuses rencontres guitaristiques (avec Raymond Boni, Claude Barthélémy ou encore l’Allemand Hans Reichel), dont on trouve dans (Un)written la dernière occurrence.

16 pièces d’une durée variant entre 25 secondes et plus de 8 minutes, quoique d’un format resserré pour la majorité, significatives de la manière du guitariste : pas vraiment de continuité mélodique dans ces pièces imprévisibles mais un constant travail sur la texture, la matière, les couleurs, le relief, le grain. La musique est prise comme une étoffe, l’ambition du trio est d’en faire ressentir la trame, les plis, la rugosité, l’usure parfois. Toutes les ressources de l’instrument sont exploitées par les deux guitaristes, qui étendent en outre le champ des possibilités par un usage des boucles et des effets électroniques qui n’est pas sans évoquer Bill Frisell (l’une des influences les plus régulièrement citées à son propos, ou plutôt l’une des démarches les plus comparables). Entre Deschepper et Benoît, Laurent Hoevenaers crée un lien plus charnu, n’hésitant d’ailleurs pas à traiter le violoncelle dans les formes les moins conventionnelles ; le résultat, étonnant et expressif, est avant tout une expérience sensuelle qui dépasse le seul champ sonore : on écoute, on touche, on visualise. Les titres de ces morceaux témoignent de cette orientation : le vocabulaire évoque aussi bien l’architecture (« Lignes de fuite ») que la sensation digitale et visuelle (« Question de couleur », « Empreinte », « Nu », « Dru »). Très loin des sentiers battus, (Un)written, entre jazz et musique improvisée, est à ranger parmi les créations les plus originales de ces derniers temps. Vous avez une petite heure et envie d’être étonnés ? Voici un album à écouter avec tous vos sens, par l’une des personnalités majeures de la guitare contemporaine.