La première erreur de jugement (qu’on a failli faire) serait de lire ce onzième album de Deerhoof à la chandelle austère du dialecticien : après le retour aux sources rude et urgent de Offend Maggie, Vs. evil ressort les synthés, les trompettes et les découpages dans l’ordinateur et nous fait un instant conjecturer un bond de cabri vers les mille-feuilles type Friend opportunity. Mais le moment n’a plus rien à voir et l’exubérance formelle et la densité des idées ne sont plus le fait d’une volonté dada ou déconstructionniste. Ce qui s’entend dans ces douze chansons pleines de détours radieux (les deux premiers surviennent dès la vingtième et la trente-deuxième seconde) est moins ce fameux zutisme enchanté et survolté dont nous avons maintes fois l’éloge dans les pages de Chronic’art qu’un modus operandi proprement démocratique : on a moins l’impression de traverser des paysages accidentés que d’observer quatre cerveaux s’échauffer tour à tour (le plus souvent) ou en simultanéité (parfois) et huit mains tenter de suivre le mouvement.

Tout est donc bon dans la perturbation, des chansons elles-mêmes (même si on n’est jamais autant surpris qu’à la grande époque de Halfbird ou Reveille) jusqu’à la persona de la créature Deerhoof elle-même : si le groupe nous a habitué aux mutations hirsutes, il semble ici se retourner comme un gant et réinventer jusqu’au propos de son existence, quitte à tourner le dos aux familles musicales qui l’ont vu naître. Finies les casseroles arty et les clins d’oeil aux scènes noise, math et spazz (Skingraft et al), bienvenue aux caisses claires façon brit pop et à la pop à tiroirs sans histoire(s), ou presque : Vs evil sort bel et bien sur un label d’indie pop, Satomi chante désormais pour the Go!Team et le dernier collaborateur en date de Greg s’appelle… Sean Lennon. C’est particulièrement évident sur le pseudo single Super duper rescue heads !, écrin vide de pop déprimée qui pique son vilain riff de synthé à U2 et dont les détours grimaçants sonnent comme autant d’aveux d’échec (soit dit en passant quand on connaît l’écheveau d’histoires intimes qui font le bruit de fond de l’album, c’est poignant). Satomi, Greg et les autres continuent certes de copier-coller comme ils respirent, mais moins par nécessité formelle que parce qu’ils ne semblent plus savoir architecturer leurs histoires autrement. Outre une poignée de chansons brillantes et étranges au-delà de tout soupçons (The Merry barracks, Must fight current, Almost everyone, Almost always), Vs. evil donne l’impression fausse d’un Deerhoof en petite forme, au teint blafard.

Une trentaine d’écoutes plus ou moins douloureuses dans les pattes, on déchiffre pourtant mieux le leurre : Deerhoof ne jouent plus la même histoire. En lieu et place du boucan radieux, Saunier, Matsuzaki, Dietrich et Ed Rodriguez jouent désormais la fête dans leur coin, les danses hagardes. Presque complètement sortis d’une bulle hipster dans laquelle ils n’étaient jamais tout à fait rentrés, ils semblent plus que jamais entretenir des préoccupations en porte-à-faux avec la majorité de leurs contemporains (à ce titre, il est intéressant de remarquer que Chronic’art (Chronic’art #70) et quelques publications US locales mis à part, seul le magazine britannique The Wire leurs a consacré une couverture) ; de fait, ils ne conversent avec plus grand monde à part leurs propres démons. Etrangement, on a ainsi presque l’impression de les entendre pour la première fois, jusque dans l’ambiguïté des sentiments, de la tendresse ou de la dépression. Assurément une oeuvre de transition, l’ambigu Vs. evil se lit et se relit sans cesse comme un grand petit disque, à la discrétion éblouissante.