Dire qu’on a failli passer à côté… Pourtant, posé là sous nos yeux, il nous toisait dans son noir écrin bravache et monochrome, certes pas totalement orphelin (les black albums de Metallica, Prince ou Jay-Z l’ont précédé), et auréolé de l’étrange aura de Dean Blunt, insaisissable moitié de Hype Williams (avec Inga Copeland, partie faire sa route de son côté), duo-culte auteur d’une poignée de happenings musicaux déconcertants. Et on a laissé passer les semaines. La chose enfin posée sur la platine, une question nous hante: pourquoi est-ce précisément ici, dans les syncopes de Hush ou la douceur triste de Molly & Aquafina, qu’on a trouvé, comme un miracle, le disque idéal pour accompagner l’engourdissement hivernal ?

La première filouterie de Blunt consiste à nous faire sentir, l’espace de quelques morceaux, en terrain connu: ces kicks étouffés, ces cordes indie, cette brume de reverb, cette rage rentrée et ce spleen confortable, ce feeling Felt… Bon sang, mais c’est bien sûr ! C’est anglais, c’est estampillé revival twee nineties, trop fastoche ! Sauf que quelque chose cloche, et vacille. D’abord la durée des morceaux, qui prennent congé sitôt qu’on commence à faire connaissance. Cette dérobade amène dès lors un contretemps qui se répercute d’un bout à l’autre de l’écoute: la naissance d’un groove qui s’effiloche constamment. Tout est déplacé, tout est décalage (pas plus que Black Metal n’est un album de black metal, les morceaux intitulés Country, Punk ou Heavy n’entretiennent pas le moindre rapport avec les genres suscités), non pas en vertu d’une complaisante ironie, mais pour concevoir une manière inédite d’aborder le groove en question. Neuve et essentielle. Eminemment paradoxale, la musique de Blunt accroche et glisse à la fois, comme du papier de verre, comme une anguille entre les doigts. Et c’est constamment surpris, sans même en prendre conscience, qu’on passe des entrelacs cristallins du sublime Blow aux crissements nucléaires de Heavy. 

Hormis cette atmosphère unique, chaude et froide, rien ne s’installe avec certitude dans Black Metal, tout dérape sans cesse et se recompose. A mi-parcours se rompt la litanie des morceaux courts et se déroule le bien-nommé Forever, déployant son piano épars et son beat au couteau sur treize minutes. Treize minutes suaves et lacérées qui voient surgir de la brume un saxophone, invité surprise d’un deuxième versant d’album qui se débarrasse de tous les emprunts. Avec ce titre puis le profondément entêtant X, Blunt largue les amarres et laisse loin derrière la concurrence – qu’on ne lui connaît de toutes façons pas -, enchaînant jusqu’à l’étirement final de Grade, revisitation de la BO de Terminator dilatée dans un nuage de weed, des morceaux qui donnent envie d’inventer de nouvelles façons de danser (Mersh) ou tout simplement de s’envoyer en l’air (Punk). Même si l’on a cru comprendre, derrière le langage cryptique et les private jokes, qu’il était question, en filigrane, d’un cœur abîmé et d’une complicité qui s’en est allé.

Hors du temps, le paysage sonore évoque la fois le Tricky des débuts (son unique chef-d’œuvre, Pre-Millenium Tension, vient facilement à l’esprit) et un Lee Hazlewood du futur, trébuche avec classe de l’Angleterre à l’Amérique (100, parfum fifties pour film de Tarantino), glisse dans le blender un contrepoint féminin à son propre néo-crooning urbain (Joanne Roberston, sur 50 cent notamment) – et il faut dire à quel point la voix de Dean Blunt, sans esbroufe ni virtuosité, sidère du fait même de son timbre mal ajusté, cassé, accidenté – à mi-chemin entre Calvin Johnson et Young Thug. Une voix dotée d’une particularité rare : elle est insituable, curieuse conjonction d’externalité et d’intimisme rugueux qui ne coïncident jamais parfaitement ensemble, riche d’un art du décrochage et de l’uncanny.

Constamment stimulant mais parcimonieux dans ses effets, le disque fourmille d’idées dont certaines ne surgissent qu’une fois, comme ce shabadabada sur Punk, qu’on n’est pas sûr d’avoir entendu ou rêvé. Une seule possibilité pour vérifier: y retourner encore, et encore. Retrouver les petits accidents d’une production ni lo-fi, ni frimeuse, s’abandonner à ces épiphanies inattendues qui vous chatouillent l’âme à travers l’oreille. Des détails qui pourraient relever de l’insignifiant, à l’image du clip de Mersh: deux silhouettes, un sofa, un strobe, une clope… un rien qui, pourtant, tourne à l’obsession. On ne pourra plus ignorer qu’on tient avec Dean Blunt un artiste de la trempe d’un James Ferraro ou d’un Ariel Pink, directement rattaché à une famille de doux-dingues, de singuliers, de cramés géniaux qui édictent leurs propres règles et fabriquent leur propre territoire sur les ruines du passé et d’un inconscient collectif. Mais son talent, si ce n’est son génie, réside aussi dans sa façon d’assimiler, par capillarité, la schizophrénie de l’époque pour mieux la déglutir à sa manière, étrangement touchante. On ne le lâchera plus: il était temps.