Si quelques vieux fans de Taxi Girl se souviennent encore de Daniel Darc, icône trash et sexy des eighties, beaucoup de jeunes « Star Ac’ addicts » ignorent d’où provient ce Chercher le garçon mouliné partout l’an passé. Et qu’est-ce que ça peut faire ? Ce nouvel album, inespéré et inattendu, n’est pas plus conçu pour les premiers qu’il ne l’est pour les seconds. Car Daniel Darc s’est affranchi de tout désir de répondre à l’époque, ce qui rend son propos, paradoxalement, tout à fait ancré dans le présent. Le sien. Le notre aussi, sans doute. Crève coeur tire peut-être sa richesse de l’économie de moyens dans lequel il a été conçu : deux hommes, l’un auteur -Daniel Darc- et l’autre compositeur -Frédéric Lo-, se sont rencontrés sur le simple projet d’écrire quelques chansons, « pour voir ». Un essai, transformé, via l’émouvant Rouge-rose composé pour Dani, que l’on retrouve ici, meilleur encore, a donné au duo l’envie de remettre les couverts. Patiemment et artisanalement, ils ont, au long d’une année éprouvante (lire notre entretien avec Daniel Darc), façonné les douze titres de ce disque qui a bien failli être posthume : quand il chante « Déjà en moi je sens l’automne / Qui doucement ronge mon corps / L’affreuse angoisse m’emprisonne / Combien de temps jusqu’à la mort ? / Je sens la tragédie qui sonne / Comme une odeur nauséabonde / Faudrait-il donc que j’abandonne ? / Vaut-il mieux compter les secondes ? », ça n’a rien d’une vue de l’esprit : nul doute que l’auteur s’est rapproché dangereusement du monde qu’il évoque en ces termes.

La principale qualité de cet album est de marquer sa différence avec le robinet d’eau tiède qu’est devenu la chanson française : qu’il s’essaie à la ballade folk crépusculaire (Jamais, jamais ou La Main au coeur soutenue de clavecins à la John Barry), à la pop douce-amère (le mélancolique Je me souviens, je me rappelle ou le tubesque Mes amis), ou à un renouvellement du talk-over gainsbourgien (le poignant Elégie #2 et l’abyssal Un Peu, c’est tout), Daniel Darc grimpe à cru sur nos sentiments, sans filet de sécurité ni faux semblants, bien loin de la distanciation affectée ou ironique des tenants du titre. L’alchimie entre les mélodies, souvent lumineuses, de Frederic Lo et les paroles, plus sombres que jamais de Daniel Darc sont une manière d’oxymoron musical si évident qu’on leur en voudrait presque de ne pas s’être rencontrés plus tôt. C’est peut-être avec ce disque que l’on découvre véritablement Daniel Darc, dont la filiation directe avec Gainsbourg, qu’il s’en défende ou non, continue d’étonner : il est sans doute plus loin du dandysme et du « misogynisme » amusé de « l’Homme à la tête de chou » que de la poésie urgente et viscérale d’un Léo Ferré : la sentence volée à Drieu La Rochelle, « Quelle drôles de vies que nos vies / Suspendues à celles des femmes » qui achève La Main au coeur rappelle des failles similaires. Comme s’il synthétisait ces dix années passées entre parenthèses, nous les transmettant via une sorte de « bouche d’ombre », la sienne. Et d’ailleurs, depuis, qui nous a parlé avec autant d’acuité du manque ou de la perte ? Celle de l’être aimé (Et quel crime ?, à la fois hommage à Jean Néplin et résurgence « adulte » de Taxi Girl), des compagnons de route (Mes amis, reprenant en sous-main le dialogue Maurice Ronet-Jeanne Moreau dans Le Feu follet), de parfums et d’odeurs (Jamais, jamais, quasi premier degré, puisque Daniel a effectivement perdu l’odorat) ou de la Foi (Un Peu, c’est tout) qui vient pourtant clore ce Crève coeur via une adaptation martiale du Psaume 23 de la Bible : « Le Seigneur est mon berger / Je ne manque de rien (…) Si je traverse les ravins de la mort / Je ne crains aucun mal ». Il ne lui en aura pas fallu moins pour rester parmi nous. Ce parcours, du « bad boy » à l’illumination christique, rappelle celui des véritables figures tutélaires de Daniel Darc : Bob Dylan, Nick Cave et le premier de ceux-là, feu Johnny Cash, à qui ce disque est dédié.

Laissant son traditionnel tiraillement entre crédibilité rock et tentations mainstream, Daniel Darc présente avec Crève coeur son album le plus abouti et le plus épuré à ce jour. Qu’il ait le bon goût, comme il semble le vouloir, « si Dieu me prête vie », de donner une suite à ce diamant noir.

Lire notre entretien avec Daniel Darc.