Cécile Schott, alias Colleen, a publié un disque presque tous les ans entre son coup d’essai, Everyone Alive Wants Answers, en 2003, et Les Ondes Silencieuses, en 2007. The Leaf Label (AU, Caribou période Manitoba) ne pouvait pas rester indifférent à sa musique pastorale et brumeuse, jouée à la viole de gambe, ou à l’aide de boîtes à musique, tout en overdubbing et en échos. Mais quatre disques en cinq ans, c’est beaucoup. Trop, peut-être : cette douce frénésie créative s’est soldée par un silence de six ans que l’artiste identifie au douloureux syndrome de la page blanche. Pouvait-il en être autrement ? Colleen fait partie de ces musiciens qui n’ont d’autres partenaires sur scène que leurs instruments, sur le modèle de l’immense Arthur Russell  dont l’ombre plane sur tout l’album. Les arrangements sont joués en live, grâce à des pédales de delay et de sampling. Mais la liberté qu’apporte cette approche solitaire de la musique a un prix : la menace constante de l’essoufflement ou de la lassitude.

Lui manquait-il une rencontre pour retrouver le plaisir de composer ? Ces trois dernières années, elle en a fait deux, aussi décisives l’une que l’autre. La première : un dessus de viole, version réduite de la basse de viole qu’elle utilisait depuis ses débuts. Une voie nouvelle à explorer. Quand elle évoque cet épisode de sa vie, Colleen parle de « révélation » : celle d’un son nouveau, d’un territoire taillé sur mesure qui lui permettait de développer un lexique musical plus précis, passant par l’abandon définitif de l’archet, et le choix systématique du fingerpicking. De cette rencontre est né, en 2013, The Weighing Of The Heart.

Trois ans plus tard, Colleen sort Captain Of None, son nouvel album publié chez Thrill Jockey. Plus encore que sur The Weighing Of The Heart, l’exploration de la palette sonore du dessus de viole constitue l’essentiel du voyage. On croit parfois entendre de la guitare ou de la harpe (le magnifique morceau d’ouverture, « Holding Horses »), mais aussi de la kora, du guembri, ou du sanza : depuis longtemps, Colleen puise son inspiration sonore et rythmique aussi bien dans les musiques traditionnelles marocaines  que dans le jeu de guitare de groupes guinéens ou dans les gamelans indonésiens. Mais la grande nouveauté, dans Captain Of None, c’est l’apparition d’une basse, elle aussi jouée à la viole, et amplifiée par une pédale octaver.

Cette basse, ronde et chaude, est la principale nouveauté dans la musique de Colleen. Si Captain Of None groove aussi généreusement, c’est grâce à l’autre rencontre importante de Colleen : celle de la musique jamaïcaine des années 1960 à 1980, en particulier celle de Lee « Scratch » Perry. Captain Of None n’est certes pas un disque de reggae, mais la Jamaïque y résonne constamment, assimilée par la Française, puis retranscrite dans son propre langage. Enroulée dans les delays, les mélodies s’y réverbèrent et se bouclent jusqu’à nous plonger dans une envoûtante torpeur.

Captain Of None illustre à merveille l’adage baudelairien : « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense ». En se restreignant à son dessus de viole, en empruntant le lexique de musiques si éloignées de son instrument de prédilection, Colleen parvient néanmoins à établir un dialogue aussi riche qu’évident, ce qui était un pari osé. Car de l’alliance de ses strange bedfellows (un instrument médiéval et une musique caribéenne) aurait pu naître un patchwork mal cousu. Or si Captain Of None brille par sa variété (le dub pastoral de « Soul Alphabet », la pop bucolique d’« I’m Kin », ou la chanson intimiste sur fond de percussions tribales avec « This Hammer Breaks »), il charme aussi par son homogénéité, soutenue par de très beaux textes à la fois cryptiques et limpides, liés par les motifs de l’intériorité, de l’ombre et de la lumière.

Plus que jamais sur ce disque éminemment personnel, hors des modes et hors du temps, Colleen emprunte beaucoup aux autres sans jamais copier quiconque : bien malin qui saurait la classer dans telle ou telle catégorie. C’est peut-être cela, être « capitaine de personne ».