Il y a des anniversaires plus fêtés que d’autres. Claude Le Jeune est mort en 1600. Le moins que l’on puisse dire est que, jusqu’à aujourd’hui, il n’a pas suscité une vague de manifestations propres à le faire connaître du grand public. Ainsi accueille-t-on avec enthousiasme cet enregistrement en tout point remarquable. Pour commencer, il faut admirer l’élégance, la grâce de Claudine Ansermet qui, de sa voix veloutée et suave, parvient à donner en l’espace d’une chanson une variété d’inflexions proprement étonnante. On peut considérer qu’elle a assimilé parfaitement et sans restriction l’esprit si particulier de la musique de Claude Le Jeune.

Il n’est pas évident de percevoir la révolution musicale qui s’est produite à la fin du XVIe siècle. Si l’Italie resplendit alors de Monteverdi et de l’imminente création de l’opéra, la France s’enorgueillit d’une entreprise fondamentale : l’institution de l’Académie de Jean-Antoine de Baïf (catholique) en 1570 sous protection royale, en l’occurrence Charles IX. Cette académie, comme tant d’autres, a pris pour modèle les cénacles italiens eux-mêmes inspirés de l’Antiquité. On ne comprend rien à la Renaissance sans une parfaite connaissance de l’Antiquité et de sa perception post-médiévale. Reprenant les idées de Platon, les humanistes du XVIe siècle ont entrepris de composer à la mode antique reconstituée. Cette académie se présentait en outre comme un véritable laboratoire musical et intellectuel, et l’on peut lui attribuer (est-ce vraiment une bonne chose ?) la formalisation des cadres du concert moderne, imposant le silence, le respect des interprètes et la séparation de la scène et du public. Qu’est venu faire Claude Le Jeune (huguenot) dans cette galère ?

Comme tous les compositeurs de l’époque, il s’est pris de passion pour les vers antiques. A partir de poésies françaises respectant les rythmes de la langue grecque (iambe, trochée, dactyle…), il a écrit une musique aux allures in-ouïes. Messiaen, au XXe siècle, a su s’en souvenir dans ses Rechants, hommage direct au Printemps, œuvre testament de Le Jeune. Publiés de manière posthume en 1608, ces airs étaient de facture polyphonique. L’enregistrement a judicieusement fait le choix d’une voix soliste et d’un accompagnement luthé, capable de rendre l’ensemble et la richesse de la polyphonie. Car, dernier fait révolutionnaire de l’époque, la monodie et l’harmonie se mettent en place. C’est le parti pris sous-jacent et pertinent de ce disque. Citons, pour le plaisir, les titres de trois airs sublimes, largement évocateurs de leur sensibilité : Voicy le verd et beau may, témoignage du printemps de la musique nouvelle ; O doux et beaux yeux, sensuel et enivrant ; Qu’est devenu ce bel oeil, chef-d’œuvre du chromatisme pré-baroque, aussi délicieux que dérangeant.

Les deux interprètes sont tout simplement parfaits. On ne peut pas imaginer meilleure façon d’aborder cette musique. La voix de Claudine Ansermet brode, vogue, survole, pénètre, envoûte, flotte, enchante, enivre, entête, traverse n’importe lequel des auditeurs. Le luth de Paolo Cherici accompagne, soutient, porte, guide, escorte, conseille, oriente, sublime l’ensemble. Osons un calembour foireux : Le Jeune ne nous a jamais semblé aussi… jeune !