Pour Cian Nugent, Doubles a quelque chose d’une première somme de ses pratiques et de ses perspectives musicales, autant qu’un saut qualitatif majeur. D’une part, Cian a dépassé définitivement le rock instrumental sans nuance et conventionnellement électrique de Sea Dog, son ancien groupe. D’autre part, Doubles accomplit la synthèse de toutes les formes traversées par son auteur, dans une construction exceptionnellement dense et mouvante, autant que diffuse et dépouillée. Ce disque est beau de prendre le temps de se déployer avec une telle patience. A l’heure où la production musicale est le coeur d’une giration toujours plus rapide et aveuglante, Doubles court le risque de sa lenteur délibérée, de son entêtement à piétiner de manière si improductive sur quelques arpèges, de son obsession presque janséniste pour un fingerpicking aride où fioritures et ornements n’ont pas droit de cité. Cet anachronisme formel délibéré devient sa force la plus grande. Au contraire de Sea Dog, qui tournait sur lui-même dans la rage bruitiste vaine d’une ère révolue (la fin du grunge, le post-rock encore mal découplé du hardcore), Doubles est de son temps : situé pile sur son point aveugle, un tout petit peu en retrait ou en avance, dans la cache sourde d’un impensable.

Ces choix de lenteur et de dépouillement sont d’autant plus étonnants que Doubles paraît sur VHF. Entre Astral Social Club, Sunroof !, Vibracathedral Orchestra ou Makoto Kawabata, la ligne du label nourrit plus souvent des formes excentriques, inachevables, tendues à la fois vers l’excès et l’infini. Si Doubles choisit un format adapté au vinyle, deux morceaux d’une face chacun, c’est précisément pour en exploiter l’espace, la durée et les limitations, en visant à tout moment la réduction.

L’anachronisme de Doubles tient aussi à la contradiction qui le scinde par le milieu et distingue très nettement ses deux versants. Le premier, Peaks and throughs, est une pièce solo exécutée à la guitare acoustique. Répétitive, elle met en avant l’acier froid des cordes et leur tension, l’écho de la caisse de résonnance, le silence qui amplifie chaque salve de notes. Peu d’enrobage, c’est le moins qu’on puisse dire ; si la partition se densifie peu à peu et si la structure enchâsse ses parties les unes dans les autres, la production se tient sur une ligne claire absolue : prise de son au plus près, dynamique importante, et rien qui vienne policer le son. Même le drone qui clôt l’affaire (probablement produit par un ebow) est d’une sécheresse confondante : une note vrillée, tenue sur plusieurs minutes.

Au contraire, Sixes and sevens élargit la palette instrumentale. Mais en faisant entrer dans le champ des cordes (un saz, un alto), des cuivres (bugle et trompette), des vents (clarinettes et clarinette basse), un orgue, des percussions (clochettes et carillons) et une batterie, cette seconde pièce ne fait pas de démonstration de maximalisme pour autant. Les arrangements s’y réduisent à peu de chagrin et disparaissent totalement au milieu de la pièce, comme aspirés par un vidé énorme. Le reste du temps, ils adhèrent étroitement à la guitare qui les guide sans discontinuer. Un tintement de clochette vient ponctuer un arpège, le bruissement de hanche d’une clarinette forme un tapis sous la batterie, le saz et l’orgue bourdonnent de concert derrière le thème, les trompettes relaient la mélodie dans une épiphanie en mode majeur, comme chez Jim O’Rourke, circa 1997. Avant de repartir pour une gigue acoustique endiablée qui fond ensemble jazz free mutant et régressif, improvisation non idiomatique, musiques traditionnelles occidentales et orientales, connaissance savante d’un folk désormais global et local. La résistance à une production effrénée et – c’est le paradoxe – trop souvent dévitalisée passe probablement, aujourd’hui, par de tels pas en arrière singuliers.