On hésite toujours quant à l’image la plus significative et juste pour illustrer la sensation du jeu de Cecil Taylor lorsque le tonnerre de son piano vous entoure et vous étourdit : le volcan, la tornade, le grand maëlstrom, la vague ? Accélérations subites, brusques changements d’intensité, variations d’énergie, aplats et brisures : son approche percussive et violente du clavier -et de l’instrument tout entier- évoque peut-être, pour qui l’a déjà connue, l’ivresse des transes, happant en tous cas l’auditeur dans le flux sidérant d’un discours pianistique unique. Avec Dewey Redman et Elvin Jones, il revient à une formule déjà expérimentée avec Jimmy Lyons et Sunny Murray (1962), puis Lyons et Andrew Cyrille (1973) : le trio saxophone, piano, batterie, en des combinaisons diverses. De fait, l’album alterne pièces en solo, duo et trio, la clé de voûte en étant une longue pièce à trois où se rencontrent les caractères, de manière explosive, en une commune fuite en avant ou plutôt vers l’avant, l’inconnu, l’imprévu, l’improvisé.

Dewey Redman illumine de ce son au grain particulier les élans du piano, dont Taylor fait redécouvrir la « vastitude » -dans ses notes de pochette, Philippe Carles cite cette phrase très juste de Jacques Réda : « le piano est capable à lui tout seul de se constituer en orchestre »- et les rafales des tambours de l’ancien compagnon de Coltrane, inventif et disert. Tout ceci montre de manière somptueuse comment la liberté, pour peu qu’elle soit appréhendée avec conscience, ouvre les horizons les plus inédits et insoupçonnés. Momentum space -une expression utilisée en physique, d’après les notes-, album sublime et indispensable, donne raison à ce proverbe de Blake : « The road of excess leads to the palace of wisdom ».