Cat Power, alias Chan Marshall, c’est d’abord une voix ; voix qui accompagne et réchauffe les déféqués de l’Amérique, sondant ce récurrent cauchemar dont personne ne semble pouvoir s’échapper ; voix d’abîme qui charrie et énumère les vies détruites, qui chante les enfances à jamais livrées au noir, et dont la seule force, le seul horizon, c’est ce noir qu’il faut broyer, littéralement, pour en sortir : « Black, black, black is all you see/Don’t you want to be free? ».

Ce cinquième album, résolument intitulé You are free, donne le ton de la lutte. Etre libre, tel qu’on peut encore l’espérer aujourd’hui, en s’écorchant les doigts à vif pour ne pas trop se salir les mains. L’ouverture, I don’t blame you, dresse le portrait d’un musicien réduit à sa façade de rock star, assurant le spectacle sans avoir la moindre envie de jouer face à son public. Il est tentant d’y lire un autoportrait déguisé, tant les concerts de Cat Power sont difficiles à mener à bien. Chan Marshall s’y débat régulièrement avec ses démons, catapultée presque par hasard dans cette peau-là pour échapper à un médiocre destin dans sa ville natale d’Atlanta, où elle a vu sombrer et disparaître bon nombre de ses amis, avant de s’établir à New York.

Et lorsqu’elle parvient à repousser ses angoisses, des chansons apparaissent, presque miraculeusement, fières et dépouillées. Un piano, une guitare, et surtout cette voix si singulière, sans âge, parfois quelques sursauts d’électricité pour donner le change, au-delà du puissant sentiment de tristesse qui s’en dégage. On ne peut guère plus parler de country, de blues, de rock’n’roll ou de folk ; comme chez Bill Callahan, de (Smog), chaque nouvelle chanson met en lambeaux ces étendards désuets que sont les genres et s’en vêt, effrontément. You are free marque un apaisement et développe une sérénité inédite jusqu’ici dans la discographie de la jeune femme, tout en continuant à explorer son chaos intime et à en extirper d’émouvantes merveilles telles que Baby doll, Names ou Keep on runnin’. Un album appelé à prendre place aux côtés de Five leaves left de Nick Drake ou de I see a darkness de Bonnie « Prince » Billy.

Chan Marshall est une personne précieuse. Accueillez-là, accueillez ce disque de vie qui bourgeonnera en vous au fil du temps et des retrouvailles.