Début de l’année 93 que Cage (aka Chris Palko), Mc new-yorkais pur jus larguait ses premières salves, aux côtés de Pete Nice & Daddy Rich sur Dust to Dust, une galette qui essaimait également le travail d’un certain MF Doom ou du combo The Beatnuts. Sur le titre Rich bring’em back, Cage Kennylz se posait en Mc venimeux, rageur, malsain, fouillant ses tripes comme nul autre. Sur cette lancée, porté par les productions d’un Necro survitaminé et entouré d’une concurrence amie qu’il surclassait bien souvent au micro (MF Doom, Necro & Ill Bill…), il livrait la bombe Agent orange, acte de naissance dérangé suintant de dépression. Chienne de vie que ce phrasé incroyable, mitraillette sèche qui devait laisser des cicatrices dans la viande des grandes langues rapologiques. Ses chef-d’oeuvres (Radiohead, Agent orange, Last house on the left, Adlibs in my head…) sont autant de vignettes psychologiquement impressionnantes, enfoncées par des griffes venimeuses dans la chair du hip-hop 90’s. Mais sur son premier « album » officiel (le bancal Movie for the blind), la confrérie Eastern Conference avait bâclé le boulot, mêlant ces vieux titres cultes à de petites bizarreries (Stoney lodge produit par J-Zone) et des tas de vieilleries mal ficelées. Le duo High & Mighty récidivait en 2004 sur le décevant Weatherproof sans convaincre. Et on a enseveli Cage. Mais un peu trop vite…

Car après être parti en vrille pendant des années (séjours en HP, beef en solo contre Eminem…), Cage semble avoir canalisé quelques-uns de ses maux, sans pour autant avoir perdu la sève de son imagination créatrice. Et s’il a marqué son temps, Cage a su aussi tourner la page : il revient, laissant ses schizophrénies et son alter-ego dualiste derrière lui pour continuer à déstabiliser les lexiques à coup de punchlines véreuses et de récits impalpables. Tandis que nombre de b-boys se sont découvert un amour pour le bling-bling, l’abstrait ou le chamanisme, lui continue de plonger sa gueule de loup dans celle d’un songwriter, formant un pont instable entre les univers de R.A The Rugged Man et MF Doom. Et c’est au label Def Jux que Hell’s winter a été confié…

Véritable brûlot de sensations vives, cet album apporte du souffle à une écurie sur laquelle trop de puristes ont trop vite craché. Mais peu importe le label, d’ailleurs, et peu importe le(s) producteur(s), le griot blanc continue à enculer les rythmes, à suriner les blocs de son rap-contact intarissable. De fait, Cage est un des rares Mc’s américains qui sachent encore allier avec autant de naturel ses écrits et sa voix, sans pour autant qu’on arrive à rentrer totalement dans ses pensées aléatoires. Il y a chez Cage, entre les paroles, entre les mots, des amorces d’allusions qui laissent entrevoir chaque fois les pires pensées, et ses récits embrouillés qui mêlent fiction et réalité se dégustent comme un roman de Donald Goines (L’Accroc, Ne mourrez jamais seul, Enfant de putain…). Car le rap est une question de récits et Cage sait raconter des histoires. La traduction de ses paroles révèle autant de cambriolages de mots dans un univers qui se rapproche autant des récits de feu Edward Bunker (La Bête au ventre, Aucune bête aussi féroce, Education d’un malfrat…) que des sueurs haletantes de Mario Bava (Le Masque du démon, Le Corps et le fouet, La Fille qui en savait trop…). Et si sa liste d’invités est subtile (Jello Biafra des Dead Kennedys, The Weathermen, Daryl Palumbo de Glass Jaw, Matt Sweeney et James McNew de Yo La Tengo), c’est toujours sur sa personnalité que l’on retombe. Hell’s winter, nettement moins porté sur des confessions malsaines voit l’artiste new-yorkais soucieux de faire coexister espace sémantique et envolées légèrement pop (Perfect world peut passer en boucle en club au même titre que n’importe quel hit de Missy Elliott…). Zigzaguant dans ses propres pas, revenant toujours vers l’âme soeur, c’est au beau milieu de l’album qu’il dépeint radieusement le visage attirant d’une jeune femme dépressive, la déposant comme un miroir brisé. Et il se mate littéralement dans ce visage (Scenester, mis en boîte par Blockhead). Il est rare dans le rap de voir un artiste se délivrer de la sorte tout en se servant de la gente féminine pour laver son encéphale. Le rapprochement vers l’être dépeint est ici édifiant et l’identification sémantique bouleversante. Cage semble ainsi trouver ses failles. Et s’il ne parle plus autant de ses dépressions, c’est qu’il les pose sur le visage d’une jeune fille. Il passe le flambeau :  » This is the soundtrack to one specific girl’s life, you take this specific song and stick it right in your head… By the time that she wake up and smear on her make up, she’s dressed to kill no heart behind her A cup. Silly girl from upstate I could have loved her… No surprise ties were severed the girl was a cutter, used to hack her arm for attention. Kinda related to the state of her depression, my head down walkin’ through a do or die world. Of course, I’d get hooked on a suicide girl… She told me God was gonna see her by Easter, still I kept my doubts she was such a scenester, you know the model type that never becomes a model. Counts her tips with bloody hands from openin’ bottles. she’s so shallow and hallow. So Sick you’d think this girl was bein’ buried tomorrow in Key Largo without you too bent to feel this cause all we had in common was mental illness… « .

Il est aujourd’hui loin ce temps où Cage se cachait derrière Alex, son alter-ego maniaco-dépressif, son homme-placenta furibond qui lui rongeait les sangs de l’intérieur. En exploitant les productions de ses alliés, il parvient ici à faire couler un procédé de terminologie musicale de toute beauté. Il réduit les distances qui font l’élément et la matière simple des mots. S’apparentant souvent à un journal intime, que ce soit sur le plan charnel, émotionnel ou social (Uncle Sam est shooté plusieurs fois à la tête…), il dépasse le cap de l’adolescence narcotique. En outre, sa voix inimitable et ses talents d’écrivain urbain sont mis en exergue par une panoplie de productions diverses, bancales, pas forcément de bonne couleur (les breakbeats démonstratifs de Dj Shadow sur Grand ol party…), mais toujours insolites. Et malgré quelques faux-pas (l’insupportable refrain de Darryl Palumbo sur Shoot Frank), l’album permet de cerner le vocabulaire poétique de Cage, un suc de matière digitale doux-amer (les grenades Lord have mercy et Hell’s winter…). Malgré les rosées de synthés analogiques éparpillés çà et là pour cacher la noirceur de ses vocalises, le rappeur Cage se mue ici en truand du mot (Subtle art of the break up song). Derrière ses lunettes fumées, il avale des bouffées rapologiques comme autant de chattes fraîches qu’on lui tendrait. Album boiteux mais attirant, beaucoup plus captivant que ses prédécesseurs, Hell’s winter intrigue par ses stratosphères et ses (dé)pressions succulentes, dont les sentences sont incessamment empoisonnées par un rappeur inimitable.