Avec son compatriote Nils Petter Molvaer, dont on vient justement de redécouvrir sous des teintes nouvelles le splendide Solid Ether (Recoloured, soit une série de remixes signés notamment Alex Gopher et Pierre Henry), il partage l’une des plus enthousiasmantes affiches du jazz européen de ces dernières années : en insufflant le son des machines au cœur d’un vocabulaire jazz qu’il maîtrise à la perfection, Bugge Wesseltoft ouvre une brèche de plus dans la fragile muraille qui sépare l’acoustique de l’électronique et met sur pied un fascinant assemblage d’ambient voluptueuse et de jazz première classe. Rejeton éclectique du meilleur jazz scandinave seventies (celui du saxophoniste Jan Garbarek avant son virage néo-hippie, mais aussi celui du bassiste Eberhard Weber, du batteur Audun Kleive ou de l’immense guitariste Terje Rypdal), le pianiste norvégien se lance dans la grande aventure en 1996 avec l’album Sharing, étrange concaténation sonore menant de la nette influence de Miles Davis et de Herbie Hancock aux expérimentations d’un Leon Parker et à l’adjonction réussie de samples et de rythmiques trip-hop à un contexte jazz. Premiers pas concluants : Wesseltoft transforme l’essai, fonde son propre label (Jazzland, alternative ouverte à l’esthétique ECM) et ne fait pas mystère de ses intentions programmatiques en nommant son groupe New Conception Of Jazz (six musiciens en tout, auxquels se joint ici le sax ténor Hakon Kornstad).

Moving prolonge l’aventure d’une manière toujours plus convaincante et mêle à un environnement électronique élégant et minimal la présence constante de solistes qui s’y appuient et l’exploitent. Drumming sec, profond et quasi ininterrompu, nappes éthérées et samples décalés forment ainsi l’hypnotisant contexte des méditations romantiques du pianiste, dont le toucher aérien sert superbement l’inspiration volontiers mélancolique ; à la sophistication d’un arrière-plan en perpétuel modelage répond ainsi paradoxalement la clarté de thèmes au travers desquels Wesseltoft semble chercher à capturer une émotion directe. La dimension onirique du projet n’en est que décuplée, Wesseltoft s’érigeant avec cette synthèse impeccablement réussie d’un jeu jazz irréprochable et d’un souffle electro de la plus haute tenue comme l’architecte talentueux d’un monde musical neuf et fascinant, jouant à l’infini sur l’espace sonore et la pulsation. Plus vraiment jazz mais pas simplement machinique : le Norvégien se projette avec Moving à la place de tous les grands créateurs : ailleurs.