De Thomas Mann, dont le pianiste Brad Meldhau, dans un long texte s’ouvrant sur cette phrase, exergue à l’album : « vita brevis, ars longa« , cite abondamment le Tonio Kröger et le Docteur Faustus, on peut aussi se rappeler un bref passage de Mort à Venise : « De la solitude naît l’originalité, la beauté en ce qu’elle a d’osé, d’étrange, le poème. Et de la solitude aussi, les choses à rebours, désordonnées, absurdes, coupables ». Se dévoilant tout entier dans cette heure musicale solitaire d’une beauté insolente, le pianiste cherche l’inspiration du côté des grands romantiques allemands, faisant expressément référence à Beethoven (« le vrai artiste / enfant des Lumières »), Brahms, Schumann, dont il brasse d’ailleurs les mémoires avec d’autres courants : quelques poètes Beat (avec une Elegy for Burroughs & Ginsberg), Wilde pour sa conception de l’Art se suffisant à lui-même, Coltrane et Mingus… Neuf morceaux intimes et élégants, interprétés avec douceur, où l’on pourra par instants voir comme un négatif du Facing you de Keith Jarrett (les arpèges entremêlés et bondissants du fabuleux Trailer park ghost). On le rapprochera aussi, pour la splendeur des mélodies, des Piano improvisations de Chick Corea. N’eût été le patronage révélé et revendiqué par l’artiste, on mettrait en valeur avant tout cette idée d’une autre filiation : les œuvres pour piano de Debussy, Images et autres Children’s corner, ou encore Ravel, peut-être… S’il est banal de préciser combien l’exercice du piano solo est spécifique, singulier si l’on ose dire, il faut bien constater qu’avec cet Elegiac cycle, le pianiste, dont on savait quel grand meneur de trio il était, s’approche très près, dès à présent, du panthéon personnel des quelques grands récitals qui ont marqué notre vie d’auditeur (Jarrett lorsqu’il ne cabotine -ou cabotinait- pas, Paul Bley, les Conversations de Bill Evans, Pieranunzi ou Chick Corea).

Dans son texte (dont la traduction par Nicholas Klotz se révèle malheureusement assez approximative, autant que la mise en pages peu attrayante), Meldhau revient sur l’improvisation, où il voit « une sorte d’affirmation de la mortalité : dans l’instant où vous créez quelque chose, c’est déjà disparu pour toujours (…) L’improvisation semblerait résoudre le problème de la mort en mourant constamment au moment même où elle naît ». Il propose de voir la musique et le jazz comme l’affirmation du temps -donc de la mort, sublimée par l’improvisation dont la mortalité conditionne l’existence : autre façon d’exprimer ce qu’écrivait le poète Gérard Legrand, en 1953, qui voyait dans le jazz la « possibilité de destruction de la durée » (Puissances du Jazz). Pour conclure, Meldhau nous renvoie à la doctrine des cycles : « Tout disparaît et revient parce que tout est cyclique », illustrant son propos par la construction des dernières œuvres de Schumann (où le thème est réexposé au final). Ce qui nous permet de constater que l’improvisation symbolise parfaitement cette « négation du passé et de l’avenir » dont parlait Borges dans son Histoire de l’Eternité qui, en citant Schopenhauer, conclurait peut-être pour nous que pour l’improvisation comme pour le reste, « le présent est le mode de toute vie ».

1) Bard – 2) Resignation – 3) Memory’s trick – 4) Elegy for William Burroughs & Allen Ginsberg – 5) Lament fot linus – 6) Trailer park ghost – 7) Goodbye storyteller (for Fred Myrow) – 8) Rückblick – 9) The bard returns (toutes les compositions sont de Brad Meldhau)
Brad Meldhau (p)
Enregistré les 1 et 2 février 1999 à Los Angeles