Stuart Argabright n’est pas né de la dernière pluie : secret bien gardé de l’underground post-punk new yorkais, il est à l’initiative d’une poignée de groupes très en avance sur leur temps – qu’il s’agisse d’Ike Yard, quatuor séminal fondé en 1979 et signé sur Factory, de Death Comet Crew, inventeur du hip-hop industriel avec à sa tête le défunt Rammellzee, ou de l’improbable Dominatrix, le temps d’un hit synth-pop enregistré à Berlin en 1984. Préfigurant l’Electronic Body Music qui fit le bonheur des discothèques belges des années 1990, ces multiples projets – homologues américains de Severed Heads, Clock DVA ou Cabaret Voltaire – ont laissé une empreinte indélébile dans la musique électronique qui voit plus loin que le bout de son jack.

Aujourd’hui révéré par l’élite de la techno qui cogne (Regis, Surgeon ou Sandwell District), Argabright l’alchimiste est aussi l’auteur d’une poignée de cassettes et d’albums, enregistrés entre 1991 et 1996 avec son acolyte Shinichi Shimokawa sous le nom Black Rain (à ne pas confondre avec le groupe de metal homonyme!). Si ces bandes n’ont toujours pas bénéficiées d’une exhumation en bonne et due forme, Argabright ne s’est néanmoins pas fait prier pour léguer au label Blackest Ever Black sa bande-son du film Johnny Mnemonic, inédite jusqu’à aujourd’hui, et présentée dans un écrin tout neuf comme un album de Black Rain à part entière. Evincée par les producteurs qui firent en définitive appel au compositeur hollywoodien Brad Fiedel (Terminator 1&2, Gladiator), ces bandes restèrent cryogénisées pendant dix huit ans avant que Kiran Sande, le boss du label Blackest Ever Black, finisse par en avoir vent et mette le grappin dessus. Et c’est un sacré service rendu aux fans de Ike Yard comme à ceux du film tiré de William Gibson, un B-movie de premier choix réalisé par l’artiste contemporain Robert Longo.

Dès le morceau d’ouverture, le décor est posé: des croassements de corbeaux et une voix d’androïde féminin nous accueillent dans un univers de SF dystopique, au coeur d’une mégalopole du futur où ne subsisteraient plus que les vestiges d’une civilisation défunte. Un univers cybernétique en bout de course, à mi-chemin entre Blade Runner et Tetsuo, dont Johnny Mnemonic s’est évidemment inspiré. Première constatation: cet amalgame de pop culture, de cyberpunk nineties et de musique industrielle gonflée à la reverb’ et aux crépitements métalliques formeraient la bande-son idéale d’un gameplay à la Dead Space. Les morceaux se succèdent à la façon d’un cheminement dans des boyaux souterrains qui débouchent sur une autoroute décrépie, bordée de néons grésillants et de carcasses de voitures. Les murs suintent et les rats grouillent tandis que des speakers propagent des chants rituels new age, dans un décor de ville-fantôme où la technologie serait aux mains des multinationales (tiens, tiens…). Quand la boîte à rythmes fait son apparition (“Endourban”), c’est pour marquer une pulsation statique, froide et saccadée qui se fait de plus en plus entêtante (“Xibalba Road Metamorph”), se fondant parfois au bleep d’un radar (“Data River”) ou à des field recordings – pas si loin des turbines déstructurées de l’Autechre d’antan.

Nimbée de synthétiseurs sinistres et de bruitages creepy, la musique de Black Rain offre un terrain sonore propice à un imaginaire hautement cinématique, en dépit des grosses ficelles dark ambient (l’usage intempestif de la reverb’ ou des chants éthérés frôle parfois le pompiérisme goth). Comme un guide touristique des mondes souterrains, Argabright nous balade ensuite dans les ruelles de Tokyo ou de Hong Kong (“Night in New Chiang Saen”) qu’on imagine éclairées par des enseignes clignotantes et peuplées de mafieux patibulaires, de conducteurs de pousse-pousse, de prostituées shootées au speed et de viles créatures mi-homme/mi-robot tapies dans l’ombre sous des torrents de pluie (“Profusion II”). Ne manque plus que Keanu Reeves en costard, doté d’un implant dans le cerveau…

Symphonie industrielle à effet rétroactif – il n’est pas inutile de rappeler que Johnny Mnemonic était censé se dérouler en 2012 – , cette BO maudite réveille le souvenir d’un temps révolu, où l’ère de l’information n’en était qu’à ses prémices, Internet faisait fantasmer à plein tube et l’avant-garde la plus radicale pouvait se retrouver, le temps d’un éclair, intronisée dans le mainstream. Plus surprenant encore, la musique de Black Rain prophétisait toute la vague post-techno des années 2010, de James Ferraro à Andy Stott en passant par Raime ou Vatican Shadow – tout est déja là, comme un avant-goût de futurisme primitif.