Depuis le départ du batteur, seul élément structurel tangible de leur musique, les Black Dice (dorénavant en trio) se laissent peu à peu guider par la seule texture du son, nourrissant un rapport purement intuitif avec le triturage de machines et d’instruments qui bâtit leur univers kaléïdoscopique. Sans se targuer de concepts fumeux, Black Dice a hissé l’étendard des primitifs modernes avec une décontraction rarement arborée dans les sphères expérimentales. Tandis que leurs prédécesseurs (Throbbing Gristle, Whitehouse, Savage Republic, DNA, Swans…) dressaient une muraille de son révélant les contours les plus sombres de la psyché, subitement mise en danger par l’éclat puissant du bruit, Black Dice s’attache plutôt à célébrer une nouvelle forme de poésie sonore, un « microsound » organique dévolu à la libération de l’imaginaire. Fuyant la posture arrogante propre à bon nombre de bruitistes « purs et durs », pas intello pour un sou, les street kids de Black Dice (grands fans de hip-hop) irradient avant tout la joie de vivre, le plaisir de se laisser porter par une transe spontanée. Une attitude indissociable d’une vaste fratrie expérimentale (Wolf Eyes, Nautical Almanac, Metalux, Sightings, Hair Police, Lightning Bolt…) évoluant au delà des étiquettes médiatiques et des lieux communs engendrés en pagaille. Black Dice englobe à sa façon l’ursonate de Kurt Schwitters, les envolées pop shamaniques d’Animal Collective, le free-folk illuminé des Sun City Girls, le delirium rock de Trumans Water et la frénésie psychédélique des Boredoms, jusque dans l’art du collage zarbi-pop proliférant sur les pochettes.

Chez ces enfants du hardcore, de la no wave et du krautrock (très tendance ces temps-ci, semble-t-il), on lâche le son en pâture avec une bonne humeur flirtant avec la véhémence. Trames nébuleuses, embryons de mélodies, harmonies saturées, percussions tribales, fatras électronique… Les morceaux low-tech de Black Dice déploient cette fois leurs ailes à partir d’un pas-grand-chose, une cadence rythmique bouclée par une reverb ou un déraillement mélodique hachuré par diverses pédales d’effet. Autour de cette matrice filiforme viennent se juxtaposer drones grumeleux (Heavy manners), mélopées entêtantes (Motorcycle), glitches incongrus (Street dude), claquements de main (Twins), percussions tribales doublées de fracas analogiques (Snarly yow), quand il ne s’agit pas de glapissement d’une tribu de sioux asthmatiques après l’absorption d’une copieuse ration de peyotl (Motorcycle, Smilng off, Heavy manners). Malgré l’impression d’impro foutraque qui s’en dégage à première écoute, nul doute que les composants de ce brouhaha fiévreux sont consciencieusement agencés.

Les plages se déroulent à la façon d’une techno archétypale, de tempo en déflagrations électroniques syncopées par des breaks folk (Snarly yow, Smiling off). On croit même distinguer par intermittence le spectre d’un shoegazer aux neurones en vrac (Heavy manners, Street dude). La modulation des sons acoustiques, leur grain et leurs aspérités, finit par procurer une sensation d’hypnose, comme un écho au travelling final de Gerry, le film ultra-sensoriel de Gus Van Sant. Difficile, pourtant, de juger cet album tant il existe un fossé entre l’expérience du live (le rituel de l’attente, l’ampleur sonore, la « communion » ) et l’écoute domestique, fatalement décevante. Ce Broken ear record, ode à la dé-composition, est paradoxalement le disque le plus linéaire de Black Dice, dépourvu de ces embuscades bruitistes, de ces fissures inattendues au détour d’une plage ambiante. En systématisant le procédé rythmique, la palette de sons s’est sensiblement amenuisée, témoignant d’un retour délibéré au format « chanson » et à des structures plus minimales, comme l’annonçait déja Creature comforts. Un chouïa frustrant, donc, à la suite des waaoow d’exaltation procurés par la découverte des précédents maxis (Cone toaster, Miles of smiles).

Reste qu’à l’heure où la musique fait de plus en plus figure de gasoil pour iPod, on se réjouit d’entendre un groupe sans restriction mettre les mains dans le cambouis pour mieux nous en barbouiller les oreilles, boosté a fortiori par la diffusion du très populaire label DFA (sous licence EMI). Car c’est bien là que Black Dice est parvenu à se nicher, entre l’internationale noise la plus obscure et un mainstream sur-signifiant, sans rien perdre de son intégrité. De l’agit-pop, si l’on peut dire, qui laisse augurer d’un passionnant renouveau du rock indépendant.