Le destin de Black Box Recorder n’est guère enviable : ce trio anglais mené par Luke Haines, leader du groupe The Auteurs, met au monde d’indéniables chefs-d’œuvre que la critique ignore superbement. La beauté de leur premier opus England made me n’eut d’égal que le silence qui entoura sa sortie. Silence d’autant plus injuste qu’il s’agissait incontestablement de l’un des plus grands disques pop de ces dernières années. L’excellent The Facts of life -deuxième album disponible en import depuis quelque temps et récemment édité par Pias- semble voué au même sort. Pourquoi ? Parce qu’une telle musique demande une attention des plus soutenues, attention sans laquelle la portée de l’œuvre nous échappe. Sur ce disque, le verdict d’une oreille distraite est sans appel : de charmantes mélodies, une impression de « déjà entendu », un certain ennui dû à la lenteur du rythme et du chant. Aucune raison donc de s’y attarder. Et c’est là une bien grande erreur… Soyons clairs : seules de fréquentes et minutieuses écoutes permettront d’apprécier les infinies subtilités que recèle The Facts of life ; de comprendre les enjeux d’un univers sonore où l’intervention de chaque instrument est dosée, hiérarchisée et pensée selon le mode du plus pur raffinement anglais ; de reconnaître que l’atmosphère délicieusement vaporeuse (nappes de synthétiseurs, caractère évanescent des voix) qui se dégage des onze pièces de l’album est le fruit de trois maîtres de la pop onirique.

Ce disque semble avoir pour dessein de reproduire et de transmettre la magie propre à toute rêverie. Rien n’est laissé au hasard dans la mise en œuvre des conditions préalables à l’expansion de la vie imaginaire. Les fines et délicates couches de synthétiseurs, qui servent de toile de fond (de son ?) à tous les morceaux de l’album, visent au délassement de l’ouïe et indiquent que le groupe puise dans le son des années 80 (Gift horse) de quoi alimenter ses rêves. Les rythmes alanguis épousent le tempo du rêveur. La dominante onirique transparaît aussi dans le parti pris instrumental adopté par le trio : emploi fréquent du glockenspiel et du xylophone (le poudroiement au son cristallin et empreint de féerie qui ponctue le refrain de The Facts of life), pratique constante de la réverbération (The English motorway system et ses miaulements guitaristiques proches du Separation de Pulp), prédilection pour les sons planants. Et si les thèmes des chansons se rattachent à une réalité souvent sordide (fait divers sur The Deverell twins, tentative de suicide sur French rock’n’roll), l’écriture les développe toujours à travers le prisme de la métaphore. Ainsi l’évocation de la conduite automobile sur The Art of driving exprime-t-elle la détérioration des liens du couple. Moore et Haines développent le sens figuré pour mieux polir ce que la réalité peut avoir de rugueux. Et il en va de même pour la musique. A la différence de England made me, à l’écriture mélodique plus incisive, The Facts of life exalte le moelleux (étirement sans fin des sons réverbérés) et révèle un monde sonore où toute aspérité se voit gommée (la manière dont Haines adoucit la saturation et le larsen de French rock’n’roll).

Tout aussi onirique est le chant de Nixey. Enveloppée dans un souffle puissant -qui porte les mots au plus profond de l’oreille-, cette voix au timbre clair ne connaît que le mode du murmure. Elle prend soin aussi de détacher avec lenteur chacun des mots afin qu’ils s’impriment durablement dans la mémoire. Quant aux chœurs (Moore et Haines), ils peuvent se fondre dans les nappes de synthétiseurs (May queen) ou souligner les paroles importantes (Weekend). On n’insistera pas sur la très grande sensualité qui résulte de ces procédés.

C’est donc parce qu’il s’adresse avant tout à nos sens que l’album évite l’écueil habituel du formalisme pop (froideur, artificialité). L’oreille, caressée en permanence, oublie peu à peu que le moindre effet est calculé et que le hasard n’existe pas. Nous y voyons là la marque des grands chefs-d’oeuvre.