En 2011, Björk gonflait à peu près tout le monde avec Biophilia, son album high concept qui mêlait discours new age (vive le cosmos et les amibes) et crypto-panégyrique d’Apple : ce disque-monde devait être pris comme une cellule souche d’où poussaient de multiples extensions, sous forme d’applications pour I-Pad. De ce pensum post-machin s’extirpaient ci et là quelques jolies choses (la harpe de « Cosmogony », la conclusion drum and bass furax de « Crystalline »), noyées dans un brouet volatil dont la fainéantise mélodique et la prétention maladroite soulignaient le souci principal de Björk : son incapacité à se renouveler sur le plan vocal. Biophilia répertoriait la totalité des tics vocaux de l’Islandaise, et s’y tenait obstinément – au point où l’on était en droit de se demander si l’apparat technophile ne jouait pas le rôle d’un cache-misère, au même titre que la perruque rousse, énorme, grotesque, qu’elle aura arborée durant la période Biophilia. Björk, se disait-on à tort, n’avait plus rien dans le ventre.

Depuis Biophilia, deux changements majeurs sont intervenus. Le premier, c’est que Björk s’est mise à rouler les r, non sans susciter une certaine dose d’exaspération. Passons. Le second, c’est le délitement du couple qu’elle formait depuis plus d’une décennie avec l’artiste Matthew Barney. De cette rupture est né Vulnicura, son dernier album qui, comme son nom l’indique, joue le rôle d’une thérapie post-traumatique. Cela n’augurait rien de bon : un disque-pansement, émanant d’une artiste en panne d’inspiration, ne donne pas a priori une envie folle de sauter au plafond.

Délestée de ses velléités conceptuelles entretenues par Barney (dont le point d’orgue sera atteint avec le film Drawing Restraint, tourné en 2006 au Japon, alors que le couple entre en phase de fusion), la diva post-humaine délaisse la frigidité baroque de son satyre de mari pour mieux retourner à ses racines. La voilà qui se fie de nouveau à son bon vieux grimoire islandais: c’est reparti pour un tour de manège dans les fjörds, avec tout le lyrisme attenant. « Stonemilker », qui ouvre Vulnicura, fait résonner les gros sabots de Craig Armstrong, grand prêtre des arrangements romantiques vers la fin des années 1990, soit l’âge d’or de Björk. On pense à Homogenic, et, malheureusement, à ce que ce disque offrait à l’écoute de plus pompier (« Bachelorette »). Si ce n’est qu’en 2015, après des œuvres aussi fines que Vespertine (2001, tout de même), aussi ambitieuses que Medulla (il y a onze ans, quand même), on traîne la patte à l’idée de célébrer avec Björk le grand retour du pathos en tranches bien épaisses.

Faute de mieux, à l’écoute de ce premier titre ronflant, on se détourne de la musique pour se pencher sur les paroles (ce qu’on fait rarement, très rarement). Et bientôt, on se prend à les écouter attentivement, car dès le titre suivant, on comprend que Björk rabâche un seul et même scénario : celui d’une histoire de rupture comme tant d’autres, précisément touchante par sa résonance universelle, dénuée de tout surplomb. Après l’assommant prêchi-prêcha de Biophilia, aussi stérile qu’une pub pour un yaourt au bifidus actif, on n’en attendait pas tant, ou plutôt si peu. Car il semble bien qu’il y ait un avant et un après.

Avec ses accords majeurs, sa composition simple et lumineuse, et ses paroles non moins limpides, « Lionsong » situe l’action cinq mois avant la rupture amoureuse : Björk y exprime ses doutes (« Maybe he will come out of this loving me ») et ses espoirs. On attend la suite, avec le troisième titre, « History Of Touches » : Björk se réveille en pleine nuit. Elle caresse son compagnon endormi, consciente qu’il s’agit de leur dernière nuit. Les paroles sont simples comme un bilan désabusé, et sensuelles comme un fantasme post-rupture, de ceux qui érotisent à outrance celui ou celle qui s’en va. Elles tiennent en une poignée de syllabes: la lenteur du débit et l’articulation forcée propre à la chanteuse est pour une fois raccord avec son propos. Ces mots sont manifestement sincères, et la musique, brumeuse, évoquerait presque les drones de Tim Hecker. Et surtout : la ligne mélodique, aussi limpide qu’originale, tire la page sur l’abstraction absconse qui envahissait ses derniers disques. Après un Biophilia qui semblait uniquement adressé aux bobos technophiles et aux inconditionnels de la cantatrice qui venait du froid, mélange horripilant d’elfe des glaciers et de Max Headroom, c’est peu dire que ça nous soulage. Enfin, un peu de sincérité. Enfin de l’air qui ne brasse pas du vent.

 

Victime d’un leaking précoce, Vulnicura pourrait presque passer pour un coup de génie de la part d’une artiste qui s’est tant encombrée de gadgets conceptuels par le passé. On finit par croire, sincèrement, qu’elle cherche à s’en délester. Elle n’aurait su mieux s’y prendre, eût-elle mûrie une promo axée sur la simplicité du message que délivre son disque: le dénuement d’une femme quittée, la sincérité de sa confidence. Pour la première fois chez Björk, ce sont les textes qui guident la musique, et non l’inverse. Passée une ouverture balourde, ladite musique évolue au gré de la narration, qui dépeint les étapes successives d’une rupture amoureuse: la déception, le délitement et le désir de repartir à zéro y succèdent inexorablement au trouble initial de la passion. Les morceaux, univoques dans leur démesure et majoritairement divisés en plusieurs parties, proposent des textures, des teintes bien distinctes les unes des autres.

La production du vénézuélien Arca,  qui a déjà œuvré pour FKA Twigs et s’est récemment fendu d’un album sur Warp, n’y est pas étrangère. Très portée sur le glitch et les sonorités cassées à la Autechre, elle rappelle celle de Matmos sur Vespertine, et s’associe aux orchestrations lugubres de l’anglais The Haxan Cloak (notamment sur l’ouverture de « Family »). Au sein d’un morceau surgit parfois une rupture qui sonne toujours juste : l’irruption d’un solo de violoncelle saccadé et excentrique venant contrecarrer la quiétude d’une chanson méditative (« Family »), ou l’apparition étonnante d’Anthony Hegarty sur « Atom Dance » (le  traitement de sa voix est phénoménal), dont les huit minutes, quoiqu’elles suivent le même tempo, demeurent tout du long imprévisibles. Björk trouve le moyen de nous surprendre au moment où y croyait le moins, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités.

Autant Biophilia était alambiqué et stérile, autant Vulnicura est complexe et généreux. Biophilia était d’une prétention sans bornes ; Vulnicura se révèle, par son humilité même, autrement plus ambitieux. Certes, Björk n’abandonne pas ses tics de chant et assène ses roulis de r comme s’il s’agissait d’une trouvaille, voire, pire, d’une marque d’authenticité. Ce bémol mis à part, on n’a jamais rien entendu de plus sincère, de moins affété de sa part. Une fois n’est pas coutumes, la fragilité l’emporte sur la mégalomanie et on ne lui sera jamais assez reconnaissant de nous avoir épargné les grandes orgues.