Resté en retrait de la scène musicale pendant plus de dix ans après avoir sabordé son groupe Harry Pussy, influente comète free-punk-noise qui traversa la deuxième moitié des nineties dans un raffut de tous les diables, Bill Orcutt est revenu subitement à la charge en 2009 avec le phénoménal New way to pay old debts. Improvisé dans sa cuisine sur une guitare acoustique, ce disque cru, brutal et décharné ouvrait de nouvelles voies dans un registre usé jusqu’à la corde (c’est le cas de le dire) et témoignait de l’envergure du bonhomme, marchant dans les traces des génies de l’improvisation (Derek Bailey, John Fahey, Jandek, Jack Rose ou les frères Bishop) tout en payant un tribut aux bluesmen du Mississipi (Lightnin’Hopkins, Muddy Waters ou Robert Johnson).

Après un deuxième album non moins époustouflant (Way down south), Bill Orcutt continue d’affuter son freeblues unplugged sur How the thing sings, où il se fait une joie de gribouiller l’image d’Epinal du blues-à-la-papa pour mieux ressusciter la fibre poussiéreuse et possédée de cette « musique du diable » – celle qui incarne la face maudite des Etats-Unis, celle des outsiders qui bouffent de la vache enragée. C’est bien une forme de blues, aussi mutant soit-il, qui inonde la musique de Bill Orcutt, dont le jeu de guitare est d’un bout à l’autre traversé par ce sens aigu du dénuement. L’improvisation dans les veines et les tripes sur la table, Orcutt ne se retranche derrière aucun effet superflu, aucun artifice, aucun subterfuge technique. Enregistré en prise directe comme les deux albums précédents, How the thing sings est impulsé par une énergie viscérale, une façon instinctive de triturer les cordes dans un fingerpicking échevelé. Si technique il y a, c’est une technique qui ne doit rien à un apprentissage orthodoxe, mais bien à une manière toute singulière de pousser un matériau pauvre dans ses derniers retranchements pour en extirper la plus pure puissance expressive.

Manière de dire que le blues n’existe que dans la radicalité, et non dans une quelconque démonstration technique (ironie de la pochette, exhibant une collection de médiators siglés Stevie Ray Vaughan !). Avec ce jeu de guitare en accord ouvert, traversé de hululements, qui n’appartient qu’à lui, Orcutt développe un langage intuitif qui tire profit de tous les heurts et les accidents, des vraies-fausses notes et des dérapages ; une approche directe, presque percussive dans la manière de pincer, frapper, claquer les cordes. Furibardes comme des pluies de grêlons (The Visible blosom, A Line drom ol’man river) ou plus mélancoliques dans les accalmies (How the thing sings, Heaven is closed to me now), ces improvisations sont enregistrées au plus prêt de la caisse de résonance, saisissant les sursauts convulsifs des cordes, captant le moindre frottement de la frette. Il ne s’agit plus d’aligner docilement les notes mais de faire corps avec l’instrument. On ne sera donc pas surpris de retrouver intacte, dans son contrepoint acoustique, la cacophonie libératrice d’Harry Pussy. Le jaillissement primitif de How the thing sings, qui irritera sans doute les tympans les plus chastes, sonne avant tout comme une exaltation de la vie, dans toute son intransigeance. Avec des échardes et du sang plein les doigts.