Y a-t-il des oreilles encore rétives à la musique de Bartok ? En Hongrie, certainement pas. En France, il paraît. Dommage, car c’est ignorer un des cinq plus grands compositeurs du XXe siècle. Peu ont comme lui réussi à allier théorie musicale, ouverture d’esprit et sens de l’histoire. Schönberg n’a jamais atteint cette plénitude d’écriture, empêtré dans ses exigences sérielles et son souci du classicisme. On ne conseillera certes pas cet enregistrement aux novices. Les Sonates exigent un minimum de familiarité avec le compositeur, familiarité qu’elles-mêmes n’ont pas auprès des violonistes. Violents, expressionnistes, tendus de bout en bout, ces deux essentiels de la musique de chambre peuvent en effet effrayer au premier abord. Leur construction est pourtant classique. Mais le langage, né du folklore hongrois, à la fois libre et prodigieusement maîtrisé, se dresse comme un mur sévère pour l’auditeur qui s’est arrêté aux Sonates de Brahms. Il n’y a pas deux mondes plus opposés. Là où l’Allemand cherche la cohésion, la fusion, le Hongrois juxtapose, refuse tout dialogue entre les deux instruments. Entre les deux, il y a eu une guerre mondiale, dont on ne dira jamais assez l’impact laissé sur l’histoire de la musique.

Bartok, à la différence des Viennois (qui ont été défaits et s’enferment dans leur propre logique), ouvre des perspectives pour l’avenir dont on n’a sans doute pas encore tiré tous les enseignements. Certes, Kodaly, Ligeti, Kurtag, Veress ont continué, continuent encore dans la même voie. Aucun cependant n’est parvenu à atteindre la puissance d’expression et d’émotion de leur maître. On dirait qu’il leur faut creuser encore ses deux Sonates pour violons. On leur recommanderait aussi l’interprétation de Peter Csaba et de Jean-François Heisser : dense, aboutie, exigeante, solide, architecturée, voilà les mots pour en parler.
On peut compter sur Csaba, violoniste hongrois maintenant établi en France pour restituer l’esprit même de cette musique, profondément déroutante et envoûtante. Car une chose est certaine : ce disque nous accompagnera longtemps. On le réécoutera avec la même attention, à l’affût de chaque inflexion, de chaque phrasé. On ne connaîtra jamais assez les deux œuvres. Heisser, comme à son habitude, dégage le plus qu’il peut les lignes, les points de rupture, les articulations du discours. Mais il doit faire face à la fantaisie rapsodique du violon, à la cadence infernale du rythme, des accents et des silences. Ainsi les deux interprètes ne parviennent pas à atteindre l’évidence même des partitions. Impossible sans doute. Menuhin lui-même n’est pas parvenu à une telle perfection. Korcia, dans la Sonate n°1, s’en sortait bien. Dans la Sonate n°2, on ne peut que conseiller la version réalisée avec Joseph Szigeti au violon et… Bartok au piano. En attendant, parmi les versions modernes, il ne fait pas de doute qu’Heisser et Csaba se trouvent en tête de la discographie.

Peter Csaba (violon), Jean-François Heisser (piano)