Il s’agit peut-être d’un enregistrement dont la qualité sonore n’est pas exceptionnelle, encore qu’il ait été restauré en 24 Bit, mais je peux vous dire que j’aurais bien voulu être au Carnegie Hall le 11 décembre 1949. Cela devait être absolument inouï et génial dans la salle. C’est le genre de concert que l’on ne doit jamais oublier, au même titre que la 9e de Beethoven à Bayreuth en 1951 avec Furtwängler. Pourtant, qui se souvient encore de Mitropoulos aujourd’hui ?
Grec naturalisé américain juste après la guerre, il a travaillé 3 ans aux côtés de Federico Busoni, à Berlin, jusqu’à la mort de celui-ci en 1924. Pendant plus de douze ans à la tête de l’Orchestre Symphonique de Minneapolis (1937-1949), il a partagé la direction de l’Orchestre Philharmonique de New York de 1949 à 1951 avec Léopold Stokowski, puis, seul jusqu’en 1957, 3 ans avant sa mort. Il a consacré les dix dernières années de sa vie essentiellement à la direction d’opéras (Il a laissé peut-être une des plus grandes versions de Don Giovanni de Mozart, enregistrée au Festival de Salzbourg en 1956). Ici, cela doit être un de ses premiers concerts avec cette formation, formation qui a été dirigée par les plus grands : Mahler, Mengelberg, Toscanini, Barbirolli, Walter… On peut aisément imaginer que l’orchestre a été habitué à suivre ces chefs, souvent réputés pour leur intransigeance (à l’exception de Bruno Walter) et a pu devenir un des plus grands orchestres de l’époque, ayant une précision et une perfection instrumentales uniques. C’est donc aussi la réussite d’un orchestre ; il fallait le préciser. Ajoutez à cela le génie propre de Mitropoulos.
Il arrive à conjuguer sévérité et souplesse, lyrisme et retenue, Apollon et Dionysos dirait Nietzsche (il aurait été content !). Il y a un souffle dévastateur qui se dégage de cette interprétation de la 3e Symphonie, qui n’en demandait pas tant. Wagner disait d’elle que son « héros est l’homme tout entier, accompli, auquel tous les sentiments purement humains d’amour, de douleur, et de force, appartiennent en propre dans toute leur plénitude ». Quant à Beethoven, il écrivait que « la musique doit faire jaillir le feu de l’esprit des hommes, plus forte que la philosophie, elle affranchit des misères ». On veut bien le croire, au vu de ce qu’on entend. Mitropoulos a tout compris.

Reprenons depuis le début. Le 1er mouvement débute un peu comme Toscanini aurait pu le faire mais, progressivement, on sent bien que Mitropoulos est aux commandes. Tout prend forme petit à petit, grossit, s’amplifie, la masse sonore s’impose à nous, le cor est là, les cordes font des miracles en se déchaînant comme des furies. Il est vrai que la partition est géniale, l’importance des changements de timbres dans le développement du thème est révolutionnaire, bien plus essentielle que chez Haydn. Le 2e mouvement, une marche funèbre magnifique, qui met en scène littéralement la musique, a des proportions alors uniques dans l’histoire de la musique ; c’est peut-être une des pages les plus inspirées de Beethoven. Mitropoulos ne prend pas un tempo trop lent, mais un tempo qui permet une ampleur, une majesté. Heureusement qu’il y a le 3e mouvement, tonitruant, pour que l’on se relève, car c’est un moment éprouvant à passer pour les nerfs. Quant au 4e mouvement, pris à une vitesse hallucinante et hallucinée, on a envie de crier « Victoire ! ». Une des plus grandes versions de la 3e Symphonie à n’en plus douter, à côté de celles d’Erich Kleiber, Klemperer… Bonaparte, originellement dédicataire de l’œuvre, aurait peut-être dû s’arrêter plus tôt dans ses conquêtes car Beethoven, on l’entend, n’est pas homme à se laisser faire. Mitropoulos non plus.

Juste quelques mots de l’œuvre assez académique de Rabaud, directeur du conservatoire de Paris et compositeur à ses heures, poème symphonique sur Faust (un de plus !), pour rappeler que Mitropoulos était aussi un défenseur de la musique de son temps (Rabaud vient de mourir), un chef qui était un des derniers grands de la première moitié du siècle, et qui a sans nul doute ouvert la voie à Karajan et à ses interprétations de Beethoven. Il était un chef moderne, la 3e « voix » de Beethoven à l’époque, avec Furtwängler et Toscanini, et reste à mon avis la plus juste.