Voilà un disque que nous aurions aimé adorer. On a beau s’être fait une raison depuis des années, à l’écoute de ses albums de moins en moins inspirés, incarnés, personnels, on ne cessera peut-être jamais d’espérer le retour du petit génie pop bordélique des années 1990. On lui en veut comme à un vrai pote de jeunesse qu’on aimait pour son intégrité. Beck, c’est quand même le type qui n’a signé chez Geffen qu’à la condition de pouvoir continuer à publier sur de petits labels indépendants, ce qui avait abouti sur la sortie simultanée de Mellow Gold et de Stereopathetic Soul Manure, en 1994. On l’aimait aussi pour son originalité : Mellow Gold et Odelay (1996) n’ont jamais pu être imités par qui que ce soit.

C’est pour cela qu’aujourd’hui, on lui en veut tant. Au point de ne plus voir en lui qu’un gros bourgeois scientologue ou un M. Prudhomme de la musique indé. À l’époque d’Odelay, il y avait cette rumeur, longtemps relayée par la presse, selon laquelle Beck disposait d’un stock d’enregistrements astronomique, et qu’il aurait pu sortir douze albums par an s’il l’avait voulu. On pouvait y croire. Par exemple, « Inferno », un « inédit » issu des sessions d’enregistrement d’Odelay, est un morceau dingue, bourré d’énergie et de réjouissances qui n’avait pas eu l’honneur de figurer sur l’album. Vraie ou fausse, la rumeur disait quelque chose de la vérité du musicien : un jeune prodige investi d’une surabondance créatrice, toujours surprenante, toujours séminale et toujours originale.

Difficile de croire désormais à cette rumeur. Beck fait aujourd’hui dans le show et dans la reprise. On se souvient avec peine de sa très récente « réinvention » du « Sound and Vision » de Bowie, l’an dernier : une sorte de barnum poussif, boursouflure vaniteuse et grotesque, avec son orchestre de cent soixante-dix virtuoses aux poses plus ridicules les unes que les autres, exécutant benoîtement une partition d’arrangements nullissimes – les trois dernières minutes sont atroces. Que Beck se commette dans de pareilles entreprises, où le grotesque absolu le dispute à l’absence de pensée musicale la plus abyssale, voilà qui nous assurait que le prétendu génie pop total était bel et bien fini.

Pourtant, le dernier bon album de Beck n’est pas si vieux. Mais le dernier bon album de Beck n’est pas le même pour tout le monde. Certes, Mutations (1998) avait fait l’unanimité : on tenait le fameux « album de la maturité ». Beck n’était plus qu’un habile bidouilleur : il fut adoubé songwriter, de ceux qui comptent. La rupture pourrait venir dès Midnite Vultures (1999), qui renouait avec la fantaisie et l’humour des débuts mais prenait pour la première fois des airs parodiques (de Prince, d’où la date de sortie peut-être), nécessairement, moins personnels. Sea Change (2002) était à nouveau un « album de la maturité ». Le son folk ne versait plus dans l’americana, mais piochait dans Nick Drake et Gainsbourg : bref, dans la pop européenne respectable. C’était un beau disque embourgeoisé, mais surtout un beau disque. Puis, il y eut Guerro (2005), produit par les Dust Brothers comme Odelay, dont il cherche à retrouver le style, mais de manière nettement moins convaincante, malgré de bons titres. The Information, sorti un an plus tard, était encore très défendable. Pour l’apprécier, il fallait néanmoins, et définitivement, faire le deuil de ce Beck spontané et goguenard qui nous avait tant enthousiasmé avec les perles folk trash de Stereopathetic Soul Manure. La production froide, électronique, de Nigel Godrich constituait presque un acte de décès. Pourtant, il y n’y avait que des bonnes choses sur ce disque (à part l’affreux « Soldier Jane »). Ce n’était plus Beck, mais c’était bon.

Le deuil est consommé avec l’inepte Modern Guilt (2008). Beck, souffrant à l’époque d’un sérieux problème de dos, s’appuie encore une fois sur un producteur de poids, à la personnalité marquée, d’autant qu’il semble avoir conscience de l’insuffisance de ses compositions. Danger Mouse (Demon Days de Gorillaz, Gnarls Barkley)  en profite pour phagocyter Beck et signer un album de Danger Mouse. Beck, lui, ne fait plus rien sur ce disque, à part essayer de chanter. Rien ne retient l’attention sur cet album aux mélodies flemmardes, à l’âme éteinte. C’était là le dernier album de Beck avant aujourd’hui. On aura eu le temps de quitter le deuil et de passer à autre chose, définitivement.

La nouvelle de la sortie imminente de Morning Phase, pensé comme la suite de Sea Change, nous fait soudain à nouveau espérer, peut-être même fantasmer. La nouvelle est à la fois bonne et mauvaise – bonne si l’on a aimé ce disque élégant qu’était Sea Change et si l’on persiste à aimer ce que Beck fut, mauvaise si l’on espérait retrouver le Beck bricoleur, au génie insolent, des 90’s.

Morning Phase frappe d’abord par sa similarité avec Sea Change. D’une certaine façon, il faut oser, aujourd’hui, signer un album doublon, comme le fut Guero pour Odelay, un remake en moins bien. La première chanson, « Morning », reprend les mêmes accords que « The Golden Age », qui ouvrait Sea Change, à l’accord près ; le même tempo, le même son 70’s (ce son de caisse claire qui faisait en grande partie le charme de la BO de The Virgin Suicides d’Air, très amis avec Beck à l’époque), le même arrangement au glockenspiel. La seule variante tient dans la mélodie du chant.

Le verdict est d’une simplicité désarmante : Beck est devenu fainéant. La vieille rumeur revient à l’esprit mais cette fois pour accuser le musicien : tous ces inédits entassés sur ses étagères sont la preuve d’une négligence coupable de l’ancien prodige, plus désormais bon qu’à la parodie, de lui-même ou de ses modèles.