Sur la pochette de son premier album, il n’a rien écrit d’autre que son nom : Artaud. Artaud, Vincent, 34 ans, bassiste de jazz, découvert par le grand public lors du Concours de La Défense en 1997, lorsqu’il remporte le second prix à la tête d’un quartet sans piano avec Boris Blanchet, Laurent Robin et Pierrick Pédron, entendu depuis sur nombre de scènes hexagonales ou européennes avec Sylvain Beuf, Bireli Lagrene ou Stéphane Belmondo et dans plusieurs albums, du jazz (avec son compère Pédron) à la variété (introduit dans l’univers des studios par André Ceccarelli, il a joué derrière Salvador ou Bruel) : d’autres auraient profité de ce statut de jeune loup en pleine ascension pour enregistrer immédiatement un premier album (il en a d’ailleurs eu l’occasion, avec le label néerlandais Challenge), lui a préféré mûrir lentement un projet qui ne ressemblerait qu’à lui, à la croisée des chemins qu’il fréquente depuis sa naissance à la musique, entre formation classique (il a longtemps fréquenté le Conservatoire, et son père, Alain Artaud, traducteur de La Direction d’orchestre d’Hermann Scherchen, a fondé la collection « Musique » chez Actes Sud), jazz, électro et musiques nouvelles. Le déclic a lieu à la fin des années 1990, lorsqu’un ami oublie chez lui des disques de Chostakovitch et d’Olivier Messiaen (la Turangalila symphonie, en particulier) : sidéré et sentant un nouveau monde s’ouvrir sous ses pieds, Artaud décide de se frotter à la composition et à l’orchestration en suivant l’enseignement du compositeur Laurent Cousson. Quelques partitions de commande pour le théâtre (il compose une musique pour La Ménagerie de verre, de Tennessee Williams, en 1997, ou pour Vraie blonde et autres de Kerouac cette année) lui permettent d’affiner sa plume, et l’arment pour le projet auquel il songeait depuis quelques temps déjà : Artaud, premier album à la croisée des chemins, nourri de son expérience de jazzman aussi bien que des atmosphères électroniques auxquelles l’a initié le gourou Arnaud Rebotini, avec un pont constamment maintenu vers les grands maîtres auxquels il aime se référer, de Bartók à Webern en passant par Stravinsky et Debussy.

De là le charme étrange et composite de cet album monté avec un art du collage particulièrement sophistiqué, qui semble puiser à parts égales dans des univers qu’on n’aurait pas vraiment pensé compatibles. « Il n’y a pas vraiment de mélodies dans ce disque, constate Vincent Artaud lui-même. C’est l’influence majeure de Debussy, mais c’est sur les conseils d’Arnaud Rebotini que j’ai avancé dans cette direction. A la mélodie, je préfère les gimmicks et leur imbrication, les fragments de modes, les bribes ». De fait, on pense souvent à l’univers des minimalistes américains, en particulier à celui d’un Steve Reich (pour lequel Artaud ne cache d’ailleurs pas son admiration, et auquel ses jeux de marimba électronique semblent rendre hommage) qu’on aurait installé à table avec, disons, Alif Tree et Claude Debussy ressuscité. Boucles, passages impressionnistes et répétitifs qu’on dirait sortis de La Mer et passés au tamis des samplers, ostinato de basse lourde inspirée du funk, imbrication permanente d’éléments synthétiques et acoustiques : alors que bon nombre de projets electro-jazzy se contentent d’empiler des clichés à l’infini en oubliant de travailler l’écriture, Artaud a fait de celle-ci et de la mise en scène son véritable point fort, jouant avec une facilité insolente du mélange entre ordinateurs et formation de chambre (cor, violon, alto, clarinette, saxophones). Au final, Artaud s’impose comme un disque sans doute inégal mais absolument enthousiasmant, traversé de véritables moments de grâce, qui s’inscrit impeccablement dans son époque sans jamais céder à ses sirènes faciles.