A l’heure de l’intimisme consensuel (les fades Delerm, Biolay, Raffarin), le label Tricatel ose avoir de l’ambition, la seule vraie ambition musicale, celle populaire, conceptuelle et symphonique, qui marie le bon grain de la grande musique à l’ivraie de la pop culture, pour le bonheur de l’underground comme du mainstream (du moins, on l’espère). Après avoir sorti l’album multipistes d’Etienne Charry, Bertrand Burgalat s’est fait sorcier de studio pour la douée Elinor Blake, aka April March : entourant d’une sphère musicale parfaite le chant céleste et sucré de l’américaine, dans la pure tradition du producteur Pygmalion (Spector, Bacharach), il a monté ses grandes orgues pour transformer en liturgies abstraites une série de non-évidences pop.

Associant basses rondes 60’s et claviers millésimés aux structures alambiquées et baroques (rock) d’un songwriting éclaté, Triggers opère la mutation rétrofuturiste d’une pop nostalgique en visite guidée sci-fi d’un univers à la fois désenchanté (La Nuit est là) et enchanteur (Le Coeur hypothéqué). Pas forcément évidentes mais évidemment audacieuses, un pied dans la forêt glacée des souvenirs (Le Code rural restitue l’image d’une Nature animée, intentionnelle et inquiétante), un autre dans la construction d’un espace musical inédit (Sometimes when I stretch), les chansons de Triggers oscillent entre naïveté enfantine (Coral bracelet) et sophistication adulte, trop adulte (Up above). A la fois innocentes et dangereuses, obscurément lumineuses (Que le soleil soit maudit).

Légères et gracieuses, ces pop-songs deviennent schizophrènes et démesurées, au contact du producteur (orgues, choeurs, electronics) et des précis AS Dragon (guitare-basse-batterie). Les 13 chansons sont organisées autour d’un champ thématique et sémantique éclaté, qu’il s’agisse de folie (le terme « schizophrène » apparaît, improbable, dans la simplement pop Le Coeur hypothéqué, thématique bientôt reprise dans There’s always madness ; plus généralement, la démesure donnée par les arrangements à ces simples chansons relève d’une forme de douce folie) ou de liturgie (la voix en suspension d’Elinor Blake sur La Nuit est là, comme un chant baroque ; les choeurs masculins en nappes lointaines, sur The Life of the party, généralement, les orgues et l’ambition du projet évoquent la « symphonie adolescente à Dieu » modélisée par Brian Wilson en son temps, mâtinée de l’obscurantisme électronique propre à notre époque, le XXIe siècle –Necropolis).

Ambitieux dans ses références musicales (le mythe du producteur démiurge, gonflé aux synthés vintage de Joe Meek ou Bruce Haack, le tout saupoudré de Mahler et de Ravel), cinématographiques (les Yeux sans visage de Franju, les dessins animés ?, la forêt expressionniste de Fritz Lang ?) et littéraire (Le Coeur hypothéqué est aussi un livre de Carson McCullers, qui partage avec Elinor ses grands yeux sombres et sa tristesse en demi teinte), Triggers est un album à la fois candide et inquiétant, grave et léger, soufflant le chaud et le froid sur l’année 2016.