Une mélodie d’Annette Peacock est un poison qu’on déguste dans le désœuvrement, un marqueur précis de la pulsion de mort. On peut aussi s’y abreuver comme les âmes épuisées venaient au Léthé boire le philtre d’oubli, renaissant vierges du savoir douloureux de la vie. Ouvrant sur la perspective infinie d’un perpétuel recommencement, soustraites au tempo comme à l’obligation d’un accomplissement, elles flottent dans une durée abstraite, ombrées d’accords nuageux, retenues par le fil d’une voix fragile, à peine réelle. Et pourtant. Ce peu de réalité est toute la réalité. Cette lisière incertaine où le vivant confère avec les puissances d’outre-tombe, la seule scène où se puisse jouer avec quelque sens la comédie de l’existence dans le coudoiement du vide. Cette voix qui s’absente du drame sans se renier comme voix a-t-elle sa semblable ; en connaît-on une autre qui, comme détachée tout à fait de lui, entretienne avec son propre corps le commerce d’un vis-à-vis ? Dans ce fascinant jeu de miroirs qui ne reflètent rien sinon l’abîme d’une passion sans objet (ou qui l’excède infiniment) condamnant toute psychologie -donc toute traduction chantée des affects-, la voix se découvre purement musique. Point, certes à la manière baroque, dans l’ivresse de l’ornement, mais, si l’on peut dire, spectralement. Un dispositif immuable l’enveloppe comme son corps subtil : le quatuor travaille à l’estompe, grise la monodie de fins camaïeux, et le piano prolonge de points de suspension les derniers mots, les accompagne au seuil du vertige. Jamais -jamais !- cordes n’avaient connu telle écriture, pénétrante, sobre, nécessaire. Nothing ever was, anyway de Marilyn Crispell a rappelé ce que doit le jazz moderne à sa muse énigmatique et distante. Annette Peacock lui a inspiré, du dehors, quelques-uns de ses plus beaux moments. D’émoi, cela va sans dire.

Annette Peacock (vcl, p) + Cikada String Quartet : Henrik et Odd Hannisdal (v), Marek Konstantynowicz (alto), Morten Hannisdal (vcelle)
Enregistré à Oslo en avril 2000