Quatre ans après Come from heaven, premier album à être sorti des sombres couloirs du label Melankolic, The Impossible thrill, second opus d’Andy Jenks et Corin Dingley réunis sous l’énigmatique bannière d’Alpha, fait la part belle à une composition novatrice, entre électronique et instruments classiques, renvoyant au placard les collages de samples devenus banals. Après un opus de remixes intitulé Pepper et signé Underdogs ou Lewis Parker, ce nouvel album poursuit une œuvre en mouvement entamée en 1997, étendant et étoffant les idées mélodiques et les capacités hallucinatoires des deux curieux alchimistes.
Il existe chez Alpha, une continuité, une ligne cohérente, qui apparaît comme inscrite en filigrane tout au long de l’album, où se mêlent un goût pour le minimalisme mélodique et un amour pour les voix calmes et feutrées. Evoluant sans complexe entre les traces laissées par Burt Bacharach ou Lemon Jelly sur lesquels flotte l’esprit d’un jazz trippé, la composition se mue ici en un « rétro-futurisme », redécouvrant les grands noms qui l’ont fait naître à l’aune des possibilités électroniques de l’Angleterre version 2000, tout en y intégrant des influences et des instruments nouveaux. Pourtant, on ne dira pas que la boucle est bouclée. Car la palette d’Alpha, contrairement à ce qu’on croyait être une boucle, s’avère être une ligne sonore sans commencement ni fin, une succession infinie d’atmosphères, avec pour dénominateur commun, cette fièvre à la fois généreuse et sombre, cette alliance d’émotions contraires que le label Melankolic a érigé en règle de conduite, « Glad to be sad »…

Sans autre prétention que celle de nous faire voyager au cœur de leur univers minimaliste, nos deux acolytes démontrent dans cet exercice, une capacité à suggérer les mélodies plutôt qu’à les jouer véritablement. Redécouvrant l’importance du silence qui coule entre deux notes, The Impossible thrill réimprime au vide, une fonction de suggestion mélodique. Ce jeu silencieux, qui coupe çà et là une nappe au faîte de sa puissance pour la laisser fuir une mesure plus loin (Eon, Still), donne au silence une force de suggestion, comme si la musique vivait, comme si le son respirait au détour de chaque phrase musicale. Ce silence se charge entre deux notes, d’un son propre, d’un non-dit mélodique, pour devenir une note subliminale. Et sous ces mélodies aux sons clairs, sous cet harmonica essaimant sa solitude au milieu d’un paysage désolé (Eon), et sous ce piano pointu, digne d’un Erik Satie frappé par la syncope (Clear sky), brûle une rythmique délicatement sous-mixée. Martelant et ciselant les mélodies de ses tonnerres de cymbales à peine perceptibles, elle s’immisce sous les notes comme une douce violence injectée sous le calme, qu’on n’entend pas mais que l’on ressent, comme si cet univers morne et plat était percé, torturé d’un mal-être translucide, d’une sinuosité que l’on peine à qualifier.
Par moments, une batterie vient trancher le calme pour exploser à grand renfort de cordes aiguës, en une excroissance lyrique lorgnant volontiers vers les tentations électroniques de la pop anglaise (South, Wishes), ou vers quelques réminiscences de l’époque Statik Sound System du défunt label Cup of Tea. La présence de Daddy G. de Massive Attack n’est d’ailleurs pas étrangère à l’extrême sophistication rythmique de Wishes et au caractère ténébreux de la basse qui le soutient.

Plus trip que hop, la musique d’Alpha, augmentée de vocalises feutrées (Martin Barnard, Helen White et Wendy Stubbs), dégage une sensation de plénitude, un calme sain et serein. Discret, cohérent mais jamais ennuyeux, The Impossible thrill réussit le pari de tisser son univers en esquivant les platitudes ennuyeuses, repoussant les limites éculées d’un trip-hop poussiéreux.
L’album se referme sur une mélopée doucereuse (Fort) augmentée de quelques décalages harmoniques (mais non moins harmonieux) entre voix et mélodie. Devant ces idées soigneusement pensées, on respire à tâtons, en posant nos derniers pas dans cet univers minimaliste et beau, balayé par un beat des plus discrets qui émerge à peine pour imprimer une notion du temps. Un chœur soutient encore par endroits les dernières notes de cet univers fragile, en suspension dans le rien. Et puis, tout s’éteint. Alpha nous lâche aux confins de son monde, suspendus au milieu du vide, bercés de cette douce tristesse mêlée de brouillard qui baigne les productions de Bristol. Perdus, englués dans nos émotions, on cherche dans l’ombre la touche « play », celle qu’on a enclenchée il y a quelques heures, quelques années, peut-être. On ne sait plus. Peu importe, réécoutons. Juste une fois…