La diffusion par un distributeur français du catalogue Crazy Wisdom offre un accès direct à l’une des innombrables facettes du travail de l’infatigable Ken Vandermark, poly-souffleur omniprésent qu’un éclectisme passionné relance sans cesse sur tous les chemins du jazz : encyclopédant et hyperactif, l’ex-Bostonien aujourd’hui installé à Chicago mène de front la participation directe à au moins cinq groupes aux options esthétiques singulières, de son propre Vandemark Five (où prévalent ses propres compositions) au trio d’improvisation DKV, en passant par le trio Sound In Action (avec les batteurs Tim Mulvenna et Robert Barry) et le collectif Signal To Noise Unit (Steve Butters aux percussions et l’impressionnant Kevin Drumm à la guitare). Depuis 1994, enfin, il collabore assidûment avec son confrère scandinave Mats Gustafsson, rencontre féconde en sensations fortes et ressourcement réciproque, qui a trouvé dans l’AALY trio du Suédois le cadre idéal de son développement. I wonder if I was screaming est ainsi le quatrième album enregistré par ce faux triangle qui, pareil aux mousquetaires, réunit quatre musiciens dans un esprit d’ouverture et d’émulation mutuelle pleinement ancré dans la tradition du free jazz ; si le trio DKV fait le pari de l’improvisation absolue et choisit de se lancer à l’assaut de l’abyme, l’AALY se ménage pour sa part de subtils tremplins mélodiques depuis lesquels s’élancer vers l’inconnu. Fiévreusement exposés, les thèmes forment ainsi les matrices originelles des longues improvisations collectives constitutives du cœur de ces six morceaux et en signent, par leurs réminiscences traditionnelles ou autres, les identités respectives. Gustafsson à droite, Vandermark à gauche rivalisent d’intensité et de puissance dans le jeu, mettant l’un comme l’autre des ressources techniques et une virtuosité époustouflantes au service d’un discours d’une violence expressionniste terrassante ; leurs improvisations entrecroisées offrent l’étonnante synthèse des tonalités respectives des scènes américaine (l’attention portée au rythme, l’âpre puissance de mélodies décharnées et essentielles) et européenne (la maîtrise technique comme logistique d’un travail de chaque instant sur la sonorité), infiniment proches et sensiblement différentes à la fois. Sous le torrent cuivré délivré par les deux saxophonistes, Peter Janson (contrebasse) et Kjell Nordeson (batterie) soutiennent et modulent la force du flux sonore. Evoquant tout à la fois les noms de Peter Brötzmann, Evan Parker, Fred Anderson, Eric Dolphy ou Anthony Braxton, cette musique d’une belle urgence frappe, excite, oppresse et emporte, inexorablement.