Comment Herbert von Karajan, lui, l’ancien membre du parti national-socialiste, pouvait-il se reconnaître dans la musique dodécaphonique condamnée par le régime nazi ? Dans cet immuable dialogue entre traditions et nouveautés, Karajan décida de faire valoir la notion d’héritages. On identifie souvent dans l’œuvre des compositeurs de la seconde école de Vienne le principal bouleversement musical de la musique du XXe siècle. A tel point qu’on l’associe encore près de quatre-vingts ans plus tard à la musique contemporaine. Karajan ne s’est jamais illustré par un engagement quelconque dans la musique de son temps. Il a à peine enregistré Bartok, un peu Chostakovitch et Prokofiev. Lorsqu’en 1974 il se lance dans ce projet, plus personne ne l’y attendait. En effet à ce moment il est déjà sur la mauvaise pente. Le son est toujours aussi beau mais ses velléités commerciales commencent à prendre dangereusement le dessus. Le bradeur de la « grande musique » surprend donc tout le monde. D’autant que pour un coup d’ouverture, il s’agit d’un coup de maître. Rarement la musique de la seconde école de Vienne avait sonné de façon aussi tragique.

L’exceptionnel travail qu’il a effectué avec son orchestre depuis 1955 y est largement audible. Les cordes ont une pâte sonore absolument unique au monde, entre vigueur et brillance, densité et douceur. La très grande maîtrise que Karajan avait de toute la musique symphonique du XIXe siècle lui a sans doute permis de mettre au jour les racines musicales de l’œuvre des trois Viennois. Il est parvenu à exalter toute la fibre romantique que possédait l’Opus 6 de Berg, à la complexité et à la violence émotive usante. Sa direction, tout en nuances, fait entendre les moindres recoins stylistiques. De même, la Passacaille de Webern, où ce dernier dynamite une forme du passé avec élégance, dégage un souffle magistral, une solennité à nulle autre pareille. Mais c’est certainement dans les Variations de Schoenberg que Karajan atteint au sublime. Apogée du dodécaphonisme sériel orchestral, la sévérité et la rugosité de la musique s’atténuent dans un subtil dégradé aussi magique qu’une symphonie de Haydn. Il enveloppe d’un drap majestueux et respectable une musique qui a toujours été perçue comme contestataire. Avec Karajan, la musique dodécaphonique n’a jamais semblé aussi évidente de beauté. On a tout simplement l’impression d’entendre les mots d’un homme qui sait conjuguer raison et passion.

(1) Passacaille pour orchestre op. 1
(2) Trois pièces (orchestrées) extraites de la Suite lyrique, Trois pièces pour orchestre op. 6
(3) Variations pour orchestre op. 31