Sourires de loup n’est pas un de ces premiers romans autobiographiques et minces qu’on oublie aussitôt la dernière page refermée. L’accueil qui lui a été réservé en Angleterre à sa parution le prouve assez : deux prix littéraires, des critiques laudatrices dans la plupart des journaux et des compliments d’auteurs comme Salman Rushdie ou Nick Hornby, ne laissent guère de doute quant à l’avenir qui s’ouvre à son auteur. Mais l’à-valoir monstrueux qu’elle avait reçu de la part de son éditeur sur simple présentation des cent premières pages était déjà un bon indicateur…

Et de quoi parle cette jeune femme pour entrer ainsi comme par effraction dans la fraternelle République des Lettres anglo-saxonne ? L’histoire qu’elle raconte est celle de deux vétérans de la Seconde guerre mondiale, Archibald Jones, anglais de la classe ouvrière, et Samad Iqbal, bangladais musulman immigré, vivant tous deux dans le Londres multiculturel d’aujourd’hui, où leurs familles sont sans cesse tiraillées entre tradition et modernité. Voici, grossièrement résumé, l’argument principal de ce qui s’apparente à une grande fresque acide et drolatique de nos contradictions. Avec assurance, Zadie Smith traite aussi bien du post-colonialisme ou des manipulations génétiques, de la schizophrénie culturelle des fils d’immigrants ou du fondamentalisme religieux, du délire millénariste ou de l’obsession d’un corps jeune et sain dans les sociétés occidentales. Chaque personnage suit ses convictions, l’action allant crescendo à travers une construction extrêmement soignée -digne d’Outremonde de Don DeLillo- jusqu’au dénouement final où se confrontent tous les personnages dans un rassemblement apocalyptique.

Caméléon littéraire, Smith passe de la comédie de mœurs au drame psychologique, de la satire sociale à la chronique intime et, à chaque fois, son humour distancié, véritable marque de fabrique, et sa proximité avec ses personnages parviennent à donner de la crédibilité à une histoire parfois improbable. Le portrait de ces deux familles allant des arrière-grands-parents esclaves aux adolescents névrosés de la fin du XXe siècle frappe surtout par l’énergie et la vitalité qui s’en dégagent. Pas de temps mort ni de longues descriptions bucoliques, plutôt de l’action soutenue par des dialogues au vitriol. Car c’est bien la narration qui est à l’honneur ici, dans des détails que le sens de l’absurde et du dérisoire, poussé dans ses derniers retranchements, confine au tragique. Et le grand sujet de l’auteur, au-delà des thèmes évoqués plus haut, est tout simplement l’individu confronté au monde extérieur et aux autres. L’évolution de tous les personnages tout au long du récit montre l’instabilité qui nous domine, mais aussi l’inertie de nos vies, la singularité de l’auteur étant de toujours éviter un apitoiement et une sensiblerie inutiles pour leur préférer la tarte à la crème. Enchevêtrés dans un faisceau de motivations incompatibles, la seule chose que nous puissions atteindre est bien le ridicule.