A qui gardait de Yann Moix l’image d’un aimable romancier un rien racoleur et persuadé qu’un peu d’audace suffit pour avoir du style, la lecture d’Anissa Corto laissera l’étrange impression qu’il ne s’agit pas du même homme. Loin des pages fourre-tout de son précédent roman, Les cimetières sont des champs de fleurs, voici un livre souvent excessif, certes, inégal et parfois fragile dans son écriture, mais qui, en plus de cacher quelques-unes des plus belles pages sur l’amour que l’on ait lues depuis longtemps, sait faire preuve d’originalité et d’humour, révélant enfin un écrivain qui -c’est le moins que l’on puisse dire- se faisait attendre. S’il fallait aller vite, on dirait qu’il s’agit de l’histoire d’un non-amour, ou plutôt de l’amour fou du narrateur pour une femme à laquelle il n’osera jamais adresser la parole. On imagine déjà tout ce que Yann Moix, qui semble s’être fait une spécialité des passions peu ordinaires (un homme tente inlassablement de séduire une femme qui le rejette ; un homme tombe amoureux de sa femme après sa disparition), peut tirer d’une telle obsession à distance, en jouant à loisir d’un rapport de plus en plus trouble entre l’illusion dans laquelle s’enfonce chaque jour un peu plus le narrateur et la réalité devant laquelle il recule d’autant.

Suivant cette femme à la trace, la modelant selon ses fantasmes, lui enregistrant des cassettes qu’il n’osera jamais lui donner, lui payant clandestinement pour un an de consommation dans la boulangerie où elle a ses habitudes (une scène intégralement reprise chez Gombrowicz, comme nous l’expliquera l’écrivain), le narrateur se laisse aller à un voyeurisme de tous les instants. Explorant plutôt subtilement ce thème, Yann Moix fait de son narrateur le Donald qui arpente les allées du parc Disneyland de Marne-la-Vallée, caché de tous sous son costume mais observant tout. La description de l’univers des cast members de l’industrie Disney donne d’ailleurs lieu à de belles pages, entre théories managériales absurdes et entretiens d’embauche délirants, dans les coulisses désespérées du merveilleux. Voilà peut-être la plus belle réussite de ce roman : restituer la mélancolie et la noirceur enfouies sous le déguisement d’une icône universelle de la magie enfantine, dévoiler la détresse sous un tissu jaune canari, écrire la solitude avec Donald dans le rôle-titre.

Les excès du roman sont sans doute à la hauteur des excès de son scénario : des poèmes redondants, une écriture souvent bavarde qui pourrait exprimer en trois phrases ce qu’on lit en trois pages, un style parfois alambiqué et fragilisé par des passages qui font presque sourire (« La réussite est la forme la plus subtile de l’échec », pour ne citer qu’un extrait…). Et puis, tout à coup, une vingtaine de lignes d’une justesse absolue vient faire oublier les longueurs et les maladresses flagrantes d’un auteur qui joue encore à l’écrivain : « J’assume : l’amour sans cancer, je laisse ça aux romantiques et aux pornocrates, ces deux extrêmes de la vulgarité. Les premiers encensent quand les seconds ensemencent. Suicide pour les uns, petite mort pour les autres. Erreur : c’est dans la communion des deux que s’imposent les nirvanas. L’amour est une tumeur, un polype, une excroissance. L’amour est insoutenable, c’est ça ou la mort. On est amant par contumace (…). L’amour se suicide tous les jours, sinon il meurt. » L’auteur nous apprendra que ces lignes, non publiées alors, ont six ans : c’était le début de son premier roman, Jubilations vers le ciel. Dans Anissa Corto, Yann Moix ne cherche plus à provoquer comme un gamin pas trop sûr de lui. Moix a peut-être toujours été un écrivain, mais ce n’est qu’aujourd’hui qu’on peut s’en rendre compte.