Le jeune Gombrowicz voulait écrire de « bons mauvais romans pour la masse », des romans « à sensation », « pour les cuisinières », « afin de gagner plein de fric ». Après quelques infructueuses tentatives, le défi sera semble-t-il relevé, avec Les Envoûtés, publié en feuilleton dans deux quotidiens populaires polonais. L’écrivain disait en avoir « un peu honte », et n’avoir accepté ce travail que « parce que les honoraires étaient élevés ». C’est en effet un Gombrowicz atypique que révèlent Les Envoûtés. L’auteur s’aventure dans le genre fantastique, avec une écriture très classique, où l’on se prend à chercher -en vain- l’audace, la liberté de style et cette ironie immédiate du propos auxquels nous sommes accoutumés. Mais il se livre à l’exercice avec une telle efficacité qu’on ne peut que s’y laisser prendre.

Les éléments les plus traditionnels sont là : château inquiétant sur un promontoire, noyé dans la brume, pièce habitée par des esprits, personnages possédés, rencontres troublantes. On en regretterait presque que les dernières pages du livre, récemment exhumées, nous imposent un dénouement par trop rationnel. Le romancier n’aura donc pas joué le jeu jusqu’au bout. De fait, si dans Les Envoûtés il trahit ses habitudes littéraires par la forme, il y reste fidèle à ses thèmes obsessionnels : l’Etre, l’Individu, l’Identité. Gombrowicz ne cesse de dénoncer à travers son œuvre l’inauthenticité des hommes en société, mus par leur seule ambition sociale, qui finit par les dénaturer.
Ainsi, dans notre roman, Maya, jeune aristocrate ruinée, est-elle prête à tout pour se sortir de cette déchéance, en l’occurrence à faire sa vie avec un homme qu’elle méprise, Kholawitski, lui-même sacrifiant sa jeunesse auprès d’un vieux prince fou dans le seul espoir d’hériter un jour de ses biens. Ce même prince qui a perdu la raison pour n’avoir pas eu le courage, par convention sociale, une fois encore, de reconnaître un fils bâtard qu’il ne pouvait aimer que secrètement. Il y a aussi Walczak, jeune ambitieux, de basse extraction, qui pour se faire une place dans le monde utilise ses talents de tennisman.

« L’homme réel est celui qui a mal », dit Gombrowicz, « […] la douleur est le point de départ de l’existence. » Maya et Walczak, qui accusent une ressemblance frappante, traversent cette épreuve essentielle de la souffrance, et seront les seuls à opérer une véritable quête d’identité. Ces deux « envoûtés » (symboliques ?), pris malgré eux dans une relation d’amour/haine, constituent l’un pour l’autre un miroir qui leur permettra d’affronter sans détour leur propre image, de faire tomber leur masque social pour accéder enfin à leur être réel.
Le roman se clôt ainsi sur une véritable démonstration d’ordre moral, une victoire de la sincérité, sur un ton didactique qui porte à sourire. Ce n’est que quelques jours avant sa mort, en juillet 1969, que Gombrowicz revendiquera l’œuvre dans sa biographie. Nous ne pouvons que le remercier de ce retournement ultime, et nous conformer à ses propres conclusions : « Je suis néanmoins porté à croire que cette idée de « mauvais roman » fut l’apogée de ma carrière littéraire -jamais, ni avant ni après, je n’ai conçu d’idée plus créatrice. »