En marge des textes habituels du pape-apôtre du cut up, Mon éducation fait figure de classicisme dans le paysage chaotique et interlope des productions désirantes burroughsiennes. Le genre, déjà, ne rappelle pas les habituels délires d’après-surdose de ce romancier en marge, qui déroula les jours de la Beat generation dans la furia urbaine d’un Tanger en pleine explosion colonialiste, dans les climats troublés du Mexique libertaire et qui, un beau jour de beuverie, décida de se mettre à une version updatée du célèbre jeu de Guillaume Tell avec sa première femme (remplacez l’arbalète par un fusil), qui perdit dès la première salve. Burroughs donc, qu’on attend le plus souvent dans des machineries textuelles compliquées et sinusoïdales où le fil narratif est transformé en un rhizome explosant de tous les côtés. Ce texte poreux était directement hérité du concept du cut up inventé par son ami de l’ombre Brion Gysin ; surréaliste, celui-ci avait posé comme base de création littéraire le découpage systématique des productions textuelles des auteurs pour mieux les reconstruire aléatoirement par la suite avec une paire de ciseaux et de la colle.
Romans de corbeau « désanonymé », Junky, Le Festin nu, Les Garçons sauvages, Les Cités écarlates, Exterminateur, Le Ticket qui explosa et bien d’autres encore avaient tout à la fois étonné formellement et choqué fondamentalement. Dans ce grand tout chaotique et chamarré, des mythes qui se créent quasi instantanément, faisant de Burroughs un des ces agents schizo les plus en vogue et ce depuis trente ans déjà.

Dans Mon éducation, l’auteur se livre à l’exercice difficile de l’autobiographie. Se fiant au genre très codifié qui requiert tout à la fois un retrait et une mise en avant du romancier en tant que personne et non plus en tant qu’auteur, ce livre se déroule avec une passion autrement plus développée que le énième volume des pensées baba cool d’un Kerouac (On the road, Again and again). On y découvre justement plus avant les relations de Burroughs avec ses amis Kerouac et Ginsberg, qui valurent à l’auteur d’être bien à tort assimilé à la Beat generation. Loin des délires du voyage beatnik, en pleine gestation à l’époque, ce que Burroughs vit et décrit est une existence simple, débutée dans le flou le plus bourgeois possible. De ces périodes infantiles naîtra ensuite un comportement ambigu qui mesure les facettes de l’homme : homosexuel assumé tendance préadolescent, exterminateur de rats et de cafards à plein temps, héroïnomane version paranoïaque et créateur hors pair réussissant en deux nuits seulement à écrire Le Festin nu. Burroughs est ce technicien interzonal du chaos organique de la médication, là où les flux ne se contrôlent plus, où l’entropie et l’information deviennent désormais une seule et unique entropie. Ne disait-il pas lui-même qu’il y aurait un au-delà à ses expérimentations médicamenteuse et à ses climats moites et interlopes : « Je rêve d’un monde sec, froid, machinique mais intrinsèquement détraqué. » Trente ans après, ce monde est désormais en action.